lundi 4 juin 2012

"Le Lion" de Joseph Kessel


Avec Le Lion, Kessel nous emmène explorer les étendues sauvages du Kenya et nous fait partir à la rencontre de la faune d'Afrique Orientale encore préservée et la culture des Masaï.
C'est l'histoire de l'amitié folle entre un lion, King, et une enfant, Patricia, racontée par le narrateur qui en est le témoin privilégié.
Au fil des pages, ce narrateur dont on ne connaît pas l'identité, se fait le représentant du lecteur dans le récit. Ce que le lecteur ressent, le narrateur le transcrit.
Ce récit, par ses descriptions, plonge le lecteur dans une ambiance magique, nous apprend à voir la nature et non pas seulement à la regarder. Et c'est parce que nos yeux s'ouvrent enfin qu'on est pris par cette magie, par la beauté des paysages d'Afrique, par l'appel de cet univers si mystérieux pour nous.
L'amitié exceptionnelle qui lie le lion King et Patricia éveillera sans aucun doute de vieux rêves d'enfance enfuis depuis longtemps car qui n'a jamais rêvé de vivre en symbiose avec un fauve ou tout autre animal sauvage ?

« Mais s'il avait croisé, ne fût-ce qu'une fois, dans les grandes plaines arides et dans la brousse ardente quelques Masaï, il ne pouvs les oublier. Il y avait cette démarche princière, paresseuse et cependant ailée, cette façon superbe de porter la tête et la lance et le morceau d'étoffe qui, jeté sur une épaule, drapait et dénudait le corps à la fois. Il y avait cette beauté mystérieuse des hommes noirs venus du Nil en des temps et par des chemins inconnus. »

« King lécha le visage de Patricia et me tendit son mufle que je grattai entre les yeux. Le plus étroit, le plus effilé me sembla, plus que jamais, cligner amicalement. Puis le lion s'étendit sur un flanc et souleva une de ses pattes de devant afin que la petite fille prît contre lui sa place accoutumée.»
« Ensuite, même ces plaintes rauques se turent. Les lionnes s'étaient résignées. Le silence écrasant de midi régna d'un seul coup sur la savane. »

« Une toute petite patte veloutée souleva une de mes paupières. Je trouvai assis au bord de mon oreiller, un singe qui avait la taille d'une noix de coco et portait un loup de satin noir sur le museau. »

« Mais l'aurore surgit d'un seul coup, prompte et glorieuse. La neige du Kilimandjaro devient un doux baiser. La brume se déchira en écharpe de fées, en poudre de diamant. L'eau étincela au fond de l'herbe. Les bêtes commencèrent à composer leur tapisserie vivante au pied de la grande montagne. »

"Le grand Meaulnes" d'Alain Fournier


Lire Le Grand Meaulnes c'est aller à la découverte d'aventures qui exigent d'incessants retours en arrière, comme si l'aiguillon du bonheur devait toujours se refléter dans le miroir troublant et tremblant de l'enfance scruté par le regard fiévreux de l'adolescence. Le merveilleux de ce roman réside dans un secret mouvement de balancier où le temps courtise son abolition, tandis que s'élève la rumeur d'une fête étrange dont la hantise se fait d'autant plus forte que l'existence s'en éloigne irrévocablement.

« Je me rappelle encore cet être singulier et tous les trésors étranges apportés dans ce cartable qu'il s'accrochait au dos. »

« Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant ces jours passés, nous avaient empêchés de rendre garde que mars était venu et que le vent avait molli. Mais le troisième jour après cette aventure, en descendant, le matin, dans la cour, brusquement je compris que c'était le printemps. Une brise délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus le mur ; une pluie silencieuse avait mouillé la nuit les feuilles des pivoines ; la terre remuée du jardin avait un goût puissant, et j'entendais, dans l'arbre voisin de la fenêtre, un oiseau qui essayait d'apprendre la musique... »

« De toute ma vie je n'ai reçu que trois lettres de Meaulnes. Elles sont encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que je les relis la même tristesse de naguère. »

« Alors il évoqua les objets de sa chambre : les candélabres, la grande glace, le vieux luth brisé... Il s'enquérait de tout cela, avec une passion insolite, comme s'il eût voulu se persuader que rien ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait pas une épave capable de prouver qu'ils n'avaient pas rêvé tous les deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des algues. »

« Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'y a qu'à monter dans son grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages ; il n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer. Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a au bord d'un chemin boueux, la maison de Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré avec Yvonne de Galais, qui est sa femme depuis midi. »

"Le coeur innombrable" de Anna de Noailles



Poétesse et romancière du début du 20ème siècle, Anna de Noailles a connu le succès dès la parution de son recueil de poésie Le Cœur innombrable.
Personnage incontournable de la vie parisienne (elle était née princesse Bibesco-Brancovan), cette Roumaine d’origine était l’épouse de Matthieu de Noailles.
Son lyrisme passionné s’exalte dans une œuvre qui développe, d’une manière très personnelle, les grands thèmes de l’amour, de la nature et de la mort.
Elle devint le poète de toute une génération qui trouva dans son style poétique de nouvelles émotions, une fraîcheur sensuelle non dépourvu d’une réelle exigence stylistique.


« Nuits où meurent l’azur, les bruits et les contours,
Où les vives clartés s’éteignent une à une,
Ô nuit, urne profonde où les cendres du jour
Descendent mollement et dansent à la lune.
Jardin d’épais ombrage, abri des corps déments,
Grand cœur en qui tout rêve et tout désir pénètre
Pour le repos charnel ou l’assouvissement,
Nuit pleine des sommeils et des fautes de l’être. »

« Viens dans le bois feuillu, sous la fraîcheur des branches.
O pleureuse irritée et chaude du désir,
La nature infinie et profonde se penche
Sur ceux qui vont s’unir et souffrir de plaisir. »

« Toi qui dans la forêt mouvante
Troubles la sève sous l’écorce,
Et joins, aux heures violentes,
La soumission et la force. »

« Le frivole soleil et la lune pensive
Qui s’enroulent au tronc lisse des peupliers
Refléteront en nous leur âme lasse ou vive
Selon les clairs midis et les soirs familiers. »

« Semblables à des fleurs qui tremblent sur leur tige,
Les désirs ondoyants se balancent au vent,
Et l’âme qui s’en vient soupirant et rêvant
Se sent mourir d’espoir, d’attente et de vertige. »

« Être dans la nature ainsi qu’un arbre humain,
Étendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l’orage,
La sève universelle affluer dans ses mains. »

« Sentir, dans son cœur vif, l’air, le feu et le sang
Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre ;
- S’élever au réel et pencher au mystère,
Être le jour qui monte et l’ombre qui descend. »

« Le vent qui vient mêler ou disjoindre les branches
A de moins brusques bonds
Que le désir qui fait que les êtres se penchent
L’un vers l’autre et s’en vont. »


"Habibi" de Craig Thompson

Ancré dans un paysage épique de déserts, harems et bâtiments industriels, Habibi raconte l'histoire de Dodola et Zam, deux enfants liés par le hasard, puis par un amour grandissant.
Réfugiés dans l'improbable épave d'un bateau échoué en plein désert, ils essaient de survivre dans un monde violent et corrompu. Seule la sagesse des récits narrés par la jeune femme, issus de des Livres sacrés et des traditions orientales, pourra les protéger de l'avidité des hommes.
A la fois contemporain et intemporel, Habibi est une histoire d'amour aux résonances multiples, une parabole sensible et lucide sur le monde moderne et la relation à l'autre.
Avec Habibi, Craig Thompson signe un travail graphique d'une impressionnante sophistication, marqué du sceau du merveilleux.

« La tradition mystique dit que 70 000 voiles de lumières et de ténèbres nous séparent du Créateur. »

« Tel était l'ange qui tenait le compte des heures du jour et de la nuit, et signalait le moment de la prière par son chant et le battement de ses ailes. »

« La gestation du souffre et du mercure dans la matrice de la terre est gouvernée par l'alignement des sept planètes errantes ; et chaque planète est associée à un métal différent et à un carré magique. »

« Boire chacune des lettres. Le plus proche que l'on puisse être d'un texte. Le corps absorbe le message. Les mots prennent chair. »

« Et maintenant que ce futur semblait être arrivé, mon coeur était plus vivant dans cette réalité-là, que mon corps dans celle-ci. Si je laissais échapper cette nouvelle vie, pourrais-je définitivement habiter l'ancienne ? »

« La chaleur attire l'eau des rivières souterraines jusqu'à la surface du sable. Une oasis dans mon désert. Et quand la nuit est humide, la fleur du désert s'épanouit. »

« Abandonne le narratif. Ferme les yeux, mesure ta respiration. »

« Des vagues balayent mon corps de leur houle, le balançant en rythme. »

"La confusion des sentiments" de Stefan Zweig


Au soir de sa vie, un vieux professeur se souvient de l'aventure qui, plus que les honneurs et la réussite de sa carrière, a marqué sa vie.
A dix-neuf ans, il était fasciné par la personnalité d'un de ses maîtres ; l'admiration et la recherche inconsciente d'un Père font alors naître en lui un sentiment mêlé d'idolâtrie, de soumission et d'un amour presque morbide.
Freud a salué la finesse et la vérité avec laquelle Zweig restituait le trouble d'une passion et le malaise qu'elle engendre chez celui qui en est l'objet.
Ce récit bref et profond demeure assurément l'un des chefs-d'oeuvre du grand écrivain autrichien.

« L'univers a grandi et involontairement l'âme se travaille pour l'égaler : elle aussi, elle veut grandir, elle aussi elle veut pénétrer jusqu'aux profondeurs extrêmes du bien et du mal ; elle veut découvrir et conquérir, comme les conquistadors ; elle a besoin d'une nouvelle langue, d'une nouvelle force. Et en une nuit éclosent ceux qui vont parler cette langue : les poètes. »

« Le tumulte effréné de tous les instincts humains célèbre sa brûlante orgie. Ainsi qu'autrefois les bêtes affamées hors de leur prison, ce sont maintenant les passions ivres qui se précipitent, rugissantes et menaçantes, dans l'arène close des pieux. C'est une explosion unique, violente comme celle d'un pétard, une explosion qui dure cinquante ans, un bain de sang, une éjaculation, une sauvagerie sans pareille qui étreint et déchire toute la terre. »

« Car, lorsqu'une passion amoureuse, même très pure, est tournée vers une femme, elle aspire malgré tout inconsciemment à un accomplissement charnel : dans la possession physique, la nature inventive lui présente une forme d'union accomplie ; mais une passion de l'esprit, surgissant entre deux hommes, à quelle réalisation va-t-elle prétendre, elle qui est irréalisable ? »

« Ce fut un baiser comme je n'en ai jamais reçu d'une femme, un baiser sauvage et désespéré comme un cri de mort. Son tremblement convulsif passa en moi. Je frémis, en proie à une double sensation, à la fois étrange et terrible : mon âme s'abandonnait à lui, et pourtant j'étais épouvanté jusqu'au tréfonds de moi-même par la répulsion qu'avait mon corps à se trouver ainsi au contact d'un homme – dans une inquiétante confusion de sentiments qui donnait à cette seconde, que je vivais sans l'avoir voulue, une étourdissante durée. »

"La Vénus d'Ille et autres nouvelles" de Prosper Mérimée


Un fiancé, la veille de ses noces, passe l'anneau destiné a sa future femme au doigt d'une statue de Vénus, et meurt assassiné dans la chambre nuptiale (La Vénus d'Ille). Deux amants, échappés à la surveillance du mari pour une nuit de bonheur dans un hôtel, épient les bruits de la chambre voisine, persuadés qu'un meurtre s'y accomplit (La chambre bleue). Un aristocrate raffiné est subitement pris d'un accès de cruauté bestiale qui justifie peut-être les doutes dont s'entourent sa naissance : se pourrait-il qu'il soit le fils d'un ours (Lokis) ?
Le recueil rassemble les nouvelles fantastiques les plus célèbres de Mérimée. D'un stype abrupt, dérangeantes, violentes parfois – « Quand Mérimée atteint son effet », c'est comme « un coup de couteau », disait Sainte-Beuve – , elles s'imposent, par leur concision, comme des modèles du genre.

« On peut traduire : "Prends garde à celui qui t'aime, défie-toi des amants." Mais dans ce sens, je ne sais si cave amantem serait d'une bonne latinité. En voyant l'expression diabolique de la dame, je croirais plutôt que l'artiste a voulu mettre en garde le spectateur contre cette terrible beauté. Je traduirais donc : "Prends garde à toi si elle t'aime." »

« Les prêtres nous ressemblent à nous autres, pauvres femmes : tout sentiment vif est crime. Il n'y a de permis que de souffrir, encore pourvu qu'il n'y paraisse pas. Adieu, je me reproche ma curiosité comme une mauvaise action, mais c'est toi qui en es la cause. »

« Assurément, l'imagination la plus riche ne peut se représenter de félicité plus complète que celle de deux jeunes amants qui, après une longue attente, se trouvent seuls, loin des jaloux et des curieux, en mesure de se conter à loisir leurs souffrances passées et de savourer les délices d'une parfaite réunion. Mais le diable trouve toujours le moyen de verser sa goutte d'absinthe dans la coupe du bonheur. »

"Le voyage dans le passé" de Stefan Zweig


Louis, un jeune homme pauvre mû par une volonté fanatique, tombe amoureux de la femme de son riche bienfaiteur, mais il doit partir au Mexique pour une mission de confiance. La Grande Guerre éclate. Les retrouvailles du couple n'auront finalement ans plus tard. Leur amour aura-t-il résisté ?
Dans ce texte bouleversant, on retrouve le savoir-faire unique de Zweig, son génie de la psychologie, son art de suggérer par un geste, un regard, les tourments intérieurs, les abîmes de l'inconscient.

« Mon Dieu, comme c'était long, c'était vaste, neuf ans, quatre mille jours, quatre mille nuits, jusqu'à ce jour, jusqu'à cette nuit ! »

« Mais la nuit, seul dans une chambre d'hôtel inconnue, avec uniquement le tic-tac de l'horloge à côté de lui et, au milieu de sa poitrine, un coeur qui battait encore plus violemment, ce sentiment d'apaisement s'estompa. »

« La soudaine explosion des sentiments qu'ils s'étaient avoués, par l'immense puissance de son souffle, avait fait voler en éclats toutes les digues et barrières, toutes les convenances et les précautions. »

« C'était une sorte de veillée nuptiale, suave et sensuelle et à laquelle pourtant se mêlaient aussi obscurément l'angoisse de l'accomplissement, ce frisson mystique qui vous prend, quand, soudain, ce à quoi on a infiniment aspiré devient palpable, s'approche d'un coeur qui n'ose y croire. Non pour le moment, ne penser à rien, ne rien vouloir, ne rien désirer, juste rester ainsi, entraîné vers l'incertain comme vers un rêve, porté par un flux inconnu, percevant à peine son corps, s'en tenant à un désir sans but, ballotté par le destin et en plein accord avec soi-même. Juste rester ainsi, des heures encore, une éternité, dans ce crépuscule prolongé, nimbé de rêves... »

"Lorsque l'amour vous fait signe...suivez-le" de Khalil Gibran


Dès sa plus tendre enfance, le calligraphe Lassaâd Metoui a rencontré l'oeuvre de Khalil Gibran. Il réunit dans un petit livre les plus belles paroles d'amour du grand poète arabe et les met en mouvement.
Parce que l'amour prend la couleur des saisons, à l'automne de l'amour succède le printemps.
Pleines d'optimisme et de sagesse ces merveilleuses variations du discours amoureux sont éternelles.


 

« Aimez-vous les uns les autres, mais ne ligotez pas l'amour avec des cordes. Que l'amour soit une mer houleuse entre les rives de l'âme. »

« La tristesse n'est qu'un mur entre deux jardins. »

« L'amour ne donne rien que de lui-même et ne perd rien que de lui-même. Il ne peut rien posséder et ne peut être posséder. »

« Ton parfum sera mon haleine, et ensemble nous nous réjouirons en toutes saisons. »

"Une page d'amour" d'Emile Zola


Lorsque Hélène Mouret arrive à Paris, son mari est brusquement emporté par une maladie.
Elle se retrouve seule avec sa fille Jeanne, âgée de 12 ans. Elle mène une vie tranquille et bien réglée tout en observant Paris de sa fenêtre. Jeanne accompagne sa mère où qu'elle aille. Cette enfant, d'une santé très fragile, est d'une jalousie maladive à l'égard de sa mère : elle seule peut partager l'amour d'Hélène.
Un jour, alors que l'enfant est atteinte d'une crise de convulsions, Hélène cherche de l'aide auprès de son propriétaire Henri Deberle qui se trouve être médecin. Tous deux tombent inconsciemment sous le charme l'un de l'autre.
Plus qu'une page d'amour, il s'agit de passion, aveuglante voire fatale, de mort donc, de possession, de jouissance,de plaisir plus que de bonheur ou d'amour.
Hélène, guère croyante, choisit d'obéir à la voix de ses sens, de sa passion, plutôt qu'à celle de Dieu.
Résultat: jouissance éphémère et remords perpétuel.. maladie, mort, solitude, tromperie, désenchantement... Le vide après un semblant de plénitude...

« Mais il lui avait saisi les poignets, il l'attirait lentement, comme pour la convaincre tout de suite d'un baiser. L'amour grandi en lui pendant des mois, endormi plus tard par la rupture de leur intimité, éclatait d'autant plus violent, qu'il commençait à oublier Hélène. Tout le sang de son coeur montait à ses joues ; et elle se débattait, en lui voyant cette face ardente, qu'elle reconnaissait et qui l'effrayait. Déjà deux fois il l'avait regardée avec ces regards fous; »

« Cet engourdissement, qui l'avait tenue comme imbécile, se fondait en un flot de vie ardente, dont le ruissellement la brûlait. Elle frissonnait de la volupté qu'elle n'avait point éprouvée. Des souvenirs lui revenaient, ses sens s'éveillaient trop tard, avec un immense désir inassouvi. »

« Au pied du Trocadéro, la ville couleur de plomb semblait morte, sous la tombée lente des derniers brins de neige. C'était, dans l'air devenu immobile, une moucheture pâle sur les fonds sombres, filant avec le balancement insensible et continu. Au-delà des cheminées de la Manutention, dont les tours de brique prenait le ton du vieux cuivre, le glissement sans fin de ces blancheurs s'épaississait, on aurait dit des gazes flottantes, déroulées fil à fil. Pas un soupir ne montait, de cette pluie du rêve, enchantée en l'air, tombant endormie et comme bercée. Les flocons paraissaient ralentir leur vol, à l'approche des toitures ; ils se posaient un à un, sans cesse, par millions, avec tant de silence, que les fleurs qui s'effeuillent font plus de bruit ; et un oubli de la terre et de la vie, une paix souveraine venait de cette multitude en mouvement, dont on n'entendait pas la marche dans l'espace. »

"La Faute de l'abbé Mouret" d'Emile Zola


Serge Mouret est le prêtre d'un pauvre village, quelque part sur les plateaux désolés et brûlés du Midi de la France. Barricadé dans sa petite église, muré dans les certitudes émerveillées de sa foi, assujetti avec ravissement au rituel de sa fonction et aux horaires maniaques que lui impose sa vieille servante, il vit plus en ermite qu'en prêtre. A la suite d'une maladie, suivie d'une amnésie, il découvre dans un grand parc, le Paradou, à la fois l'amour de la femme et la luxuriance du monde. Une seconde naissance, que suivra un nouvel exil loin du jardin d'Eden. Avec cette réécriture naturaliste de la Genèse, avec ce dialogue de l'ombre et du soleil, des forces de vie et des forces de mort, du végétal et du minéral, Zola écrit certainement l'un des livres les plus riches, stylistiquement et symboliquement de sa série des Rougon-Macquart.


« L'arbre a une ombre dont le charme fait mourir...Moi, je mourrais volontiers aussi. Nous coucherions aux bras l'un de l'autre ; nous serions morts, personne ne nous trouverait plus. »

« Il pleuvait là de larges gouttes de soleil. L'astre y triomphait, y prenait la terre nue, la serrait contre l'embrasement de sa poitrine. »

« On y entrait comme dans le cristal d'une source, au milieu d'une limpidité verdâtre, nappe d'argent assoupie sous un reflet de roseaux. Couleurs, parfums, sonorités, frissons, tout restait vague, transparent, innomé, pâmé un bonheur allant jusqu'à l'évanouissement des choses. Une langueur d'alcôve, une lueur de nui d'été mourant sur l'épaule nue d'une amoureuse, un balbutiement d'amour à peine distinct, tombant brusquement à un grand spasme muet, traînaient dans l'immobilité des branches, que pas un souffle n'agitait. Solitude nuptiale, toute peuplée d'êtres embrassés, chambre vide, où l'on sentait quelque part, derrière les rideaux tirés, dans un accouplement ardent, la nature assouvie aux bras du soleil. »

« Oh ! Daigne permettre que je disparaisse, que je m'absorbe dans ton être, que je sois l'eau que tu bois, le pain que tu manges. Tu es ma fin. Depuis que je me suis éveillé au milieu de ce jardin, j'ai marché à toi, j'ai grandi pour toi. Toujours comme but, comme récompense, j'ai vu ta grâce. Tu passais dans le soleil, avec ta chevelure d'or ; tu étais une promesse m'annonçant que tu me ferais connaître, un jour, la nécessité de cette création, de cette terre, de ces arbres, de ces eaux, de ce ciel, dont le mot suprême m'échappe encore... Je t'appartiens, je suis esclave, je t'écouterai, les lèvres sur tes pieds. »

"La danseuse d'Izu" de Yasunari Kawabata


Prix nobel de littérature en 1968, Yasunari Kawabata ne révéla peut-être jamais aussi bien que dans les nouvelles de La danseuse d'Izu la poésie, l'élégance, le raffinement exquis et la cruauté du Japon.
Chacun de ces récits semble porter en lui une ombre douloureuse qui est comme la face cachée de la destinée.
Un vieillard s'enlise dans la compagnie d'oiseaux, un invalide contemple le monde dans un miroir, et ce miroir lui renvoie d'abord son propre visage dans une sorte de tête-à-tête avec la mort...
Rechercher le bonheur est aussi vain et aussi désespéré que de tenter d'apprivoiser une jeune danseuse, un couple de roitelets ou le reflet de la lune dans l'eau.
Cinq textes (La danseuse d'Izu, Élégie, Bestiaire, Retrouvailles, La lune dans l'eau) limpides et mélancoliques, aussi pudiques sans doute dans l'expression que troublants dans les thèmes.

« La lumière rose est la lumière de l'amour, mais la bleue celle qui guérit vraiment le coeur, et l'orange celle de la sagesse. »

« Quand une fleur se fane ici-bas, son parfum monte jusqu'au ciel ; alors, la même fleur s'épanouit là-haut. Toute la matière du pays de l'esprit est constituée par les parfums qui s'élèvent de la terre. »

« Frappez un la sur le clavier du piano, le la du violon lui répondra. Effleurez une branche du diapason, l'autre lui répondra. Sans doute en va-t-il de même des âmes qui communiquent. »
 
« Les roses dégageaient une senteur violente, et le parfum troublant de quelques arbres fleurissant en juin s'écoulait de la cour du temple. »

« Les oiseaux, animés parce qu'ils vivent, expriment mieux encore le miracle de la nature que les coquillages ou les fleurs, malgré toute leur beauté. »

« La mort d'un oiseau est bien légère. En général, on trouve le cadavre dans la cage au matin. »

« C'était une pensée flottante, la fleur des écumes de cette vie si longtemps solitaire entre ses animaux. »

« Le bord arrondi, rembourré de ouate, la doublure de soie d'une teinte profonde exposée, le kimono de dessous d'une couleur claire qui dépassait – ce bas de robe qui évoquait la peau d'une belle Japonaise et traînait somptueusement à terre, comme pour illustrer le destin galant de la courtisane, lui parut d'une beauté touchante. Cette image éveillait en lui des élans de tristesse mêlée de volupté, délicate mais sans pitié. »

« Vers l'heure où tous les deux traversèrent Yokohama, les teintes du soir, s'élevant du sol, semblaient absorber les ombres allégées, amincies. La puanteur de brûlé, si tenace dans les narines, se dissipait enfin. Les ruines mêmes, ces éternels réceptacles de poussière, se fondaient dans l'automne. »

« Les briques et les tuiles cliquetaient sous ses pas, tandis qu'il s'avançait avec précaution vers un mur, mais il s'aperçut soudain que ce mur se dressait comme une feuille isolée de paravent, debout encore alors que tout le reste du bâtiment avait été détruit par l'incendie. Il en reçut un choc. Sur la ligne de crête, déchiquetée en biais, pesait l'obscurité, crocs de la nuit menaçante, brûlure puante qui l'aspirait. »

« "Dans la glace, le ciel brille comme de l'argent", fit-elle un jour, puis levant les yeux pour regarder par la fenêtre, elle ajouta : "tandis que l'autre est gris, nuageux." »

« On ne connaît que le reflet de son visage ; ces traits qui vous sont si personnels, uniques, vous demeurent invisibles. On se touche la figure chaque jour, comme si les traits que renvoie le miroir étaient ceux de votre vrai visage... »

« Le visage, ce qu'il y a de plus personnel chez les humains, semblerait n'être destiné qu'à la vue des autres. En serait-il de même de l'amour ? »