mercredi 26 septembre 2012

" Les amants du Spoutnik" de Haruki Murakami

K est amoureux de Sumire, mais celle-ci n'a que deux passions : la littérature et Miu, une mystérieuse femme mariée. Au sein de ce triangle amoureux, chaque amant est un satellite autonome et triste, et gravite sur l'orbite de la solitude. Jusqu'au jour où Sumire disparaît... Les Amants du Spoutnik bascule alors dans une atmosphère proprement fantas- tique où l'extrême concision de Murakami cisèle, de façon toujours plus profonde, le mystère insondable de l'amour.
Avec une langue limpide, fluide, presque éthérée, Murakami semble effleurer les choses et les êtres. Jusqu'à ce qu'un incident, un souffle, brouille la surface et nous entraîne vers les profondeurs indéterminées de l'onirisme. 

« - Tu peux aussi penser à des concombres dans un frigo un après-midi d'été. Ce n'est qu'un autre exemple, bien sûr.
- Tu veux dire..., commença Sumire, puis elle marqua une petite pause avant de continuer : ...que quand tu fais l'amour avec une fille, tu penses à des concombres dans un frigo ?
- Pas tout le temps.
- Mais ça t'arrive ?
- Oui. »

« Je mourais d'envie de la prendre dans mes bras. Une violente impulsion de la renverser sur le plancher sans plus de façons m'avait saisi. Mais je savais que cela ne servirait à rien, et ne nous mènerait nulle part. Je respirais par saccades, avec la sensation que, mon champ de vision s'était brusquement rétréci. Ne trouvant plus d'issue par où s'écouler, le temps s'était mis à stagner. Je sentais mon désir enfler, durcir dans mon pantalon, lourd comme une pierre. J'étais empli de trouble et de confusion. Cependant, je parvins à reprendre une contenance. J'emplis mes poumons d'air frais, fermai les yeux et, au coeur de ces incohérentes ténèbres, me mis à compter lentement. Mon excitation était si violente que j'en avais les larmes aux yeux. »

« C'est à ce moment-là que j'ai compris. Compris que nous étions de merveilleuses compagnes de voyage l'une pour l'autre, mais en fait à la façon de blocs de métal solitaires, qui suivent chacun leur trajectoire. Vu de loin, ça paraît aussi beau qu'une étoile filante ; seulement, dans la réalité, nous ne sommes que des prisonniers, enfermés dans nos habitacles de métal respectifs, incapables d'aller où que ce soit. De temps en temps, les orbites de nos satellites se croisent, et nous parvenons enfin à nous rencontrer. Nos cœurs réussissent peut-être même à se toucher. Mais juste un bref un très bref instant. Sitôt après, nous connaissons de nouveau une solitude absolue. Jusqu'à ce que nous nous consumions et soyons réduits à néant. »

« Après avoir fait ce rêve, j'ai pris une grande décision. Le bout de ma pioche industrielle a enfin tapé sur un amas de roche solide. Toc. J'ai décidé de dire nettement à Miu ce que je désire. Je ne peux pas demeurer indéfiniment dans cet état, comme suspendue dans les airs. Ni continuer à susurrer : "Je suis amoureuse de Miu", tel un coiffeur sans courage qui creuse des trous à l'arrière de son jardin. Sinon, je vais me perdre tout à fait. Chaque aube, chaque crépuscule continuera à m'arracher un petit morceau de moi-même, jusqu'à ce mon existence se consume entièrement dans le courant du temps, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de moi. »

« Je lui ai demandé de me confier ce qui était arrivé. Je l'ai suppliée. "Je veux tout savoir de toi. Moi je t'ai tout dit de moi, sans rien te cacher." Mais elle continuait de secouer la tête en silence. Elle n'avait parlé de cette histoire à personne jusqu'ici. Même pas à son Mari. Depuis quatorze ans, elle gardait seule ce secret.
[…] Miu m'a alors regardée comme si elle contemplait un paysage lointain. Quelque chose est apparu dans ses pupilles, puis de nouveau elle a sombré lentement. "Tu sais, moi, je n'ai pas de compte à rendre, a-t-elle lancé. Eux, ils ont des comptes à rendre, mais pas moi"
Je n'ai pas bien compris ce qu'elle entendait par là. Sincèrement.
Elle a ajouté : "Si je te raconte cette histoire, nous devrons en porter le poids toutes les deux. Et j'ignore s'il est juste d'agir ainsi. Si je soulève le couvercle de la boîte, tu seras peut-être aspirée à l'intérieur toi aussi. C'est ça que tu veux ? Tu veux vraiment connaître ce que j'ai tant voulu oublier. Tu n'as pas idée des sacrifices auxquels j'ai consenti pour y parvenir." »

« Le temps s'inversa, s'enroula, disparut et se réorganisa. Le monde s'étendait à l'infini, tout en étant limité. Des images très nettes – seulement des images – filaient sans bruit à travers des corridors obscurs, comme des méduses, des âmes errantes. Je décidai de ne pas les regarder. Si j'accordais à ces formes le moindre signe de reconnaissance, nul doute qu'elle commenceraient aussitôt à prendre sens. Or le sens était lié au temporel, et le temporel me forçait à remonter vers la surface des eaux. Je fermai mon esprit le plus possible, pour laisser passer ce cortège d'images sans réagir. »

« - Vous dites des choses très sensées. Un enfant, ça a le cœur pur ; les châtiments corporels, ce n'est pas bien ; les hommes sont tous égaux ; il faut prendre le temps de parler pour trouver une solution. Tout ça ne me dérange pas, mais vous croyez que c'est de cette façon que le monde va s'améliorer ? Impossible ! Il va empirer, au contraire. Les gens sont tous égaux ? Je n'ai jamais entendu pareille sottise. Regardez, sur ce petit archipel qu'est le Japon, il y a cent dix millions de gens qui se bousculent. Essayez donc de les rendre tous égaux, et ça sera l'enfer, je vous le garantis. »

« Ce qui restait n'était pas une présence, mais une absence. La chaleur de la vie avait disparu, laissant seulement le calme serein du souvenir. Ces cheveux d'un blanc si pur me faisaient irrésistiblement penser à des os humains blanchis par le temps. Pendant un instant, je fus incapable d'expirer l'air que je venais d'inhaler. »

« Je rêve. Il me semble parfois que c'est la seule chose juste à faire : rêver. Vivre dans le monde du rêve...comme l'avais écrit Sumire. Mais cela ne dure jamais longtemps. A un moment ou à un autre vient le réveil. »

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