K est amoureux de Sumire, mais celle-ci
n'a que deux passions : la littérature et Miu, une mystérieuse
femme mariée. Au sein de ce triangle amoureux, chaque amant est un
satellite autonome et triste, et gravite sur l'orbite de la solitude.
Jusqu'au jour où Sumire disparaît... Les Amants du Spoutnik bascule
alors dans une atmosphère proprement fantas- tique où l'extrême
concision de Murakami cisèle, de façon toujours plus profonde, le
mystère insondable de l'amour.
Avec une langue limpide, fluide,
presque éthérée, Murakami semble effleurer les choses et les
êtres. Jusqu'à ce qu'un incident, un souffle, brouille la surface
et nous entraîne vers les profondeurs indéterminées de l'onirisme.
« - Tu peux aussi penser à des
concombres dans un frigo un après-midi d'été. Ce n'est qu'un autre
exemple, bien sûr.
- Tu veux dire..., commença Sumire,
puis elle marqua une petite pause avant de continuer : ...que quand
tu fais l'amour avec une fille, tu penses à des concombres dans un
frigo ?
- Pas tout le temps.
- Mais ça t'arrive ?
- Oui. »
« Je mourais d'envie de la
prendre dans mes bras. Une violente impulsion de la renverser sur le
plancher sans plus de façons m'avait saisi. Mais je savais que cela
ne servirait à rien, et ne nous mènerait nulle part. Je respirais
par saccades, avec la sensation que, mon champ de vision s'était
brusquement rétréci. Ne trouvant plus d'issue par où s'écouler,
le temps s'était mis à stagner. Je sentais mon désir enfler,
durcir dans mon pantalon, lourd comme une pierre. J'étais empli de
trouble et de confusion. Cependant, je parvins à reprendre une
contenance. J'emplis mes poumons d'air frais, fermai les yeux et, au
coeur de ces incohérentes ténèbres, me mis à compter lentement.
Mon excitation était si violente que j'en avais les larmes aux
yeux. »
« C'est à ce moment-là que j'ai
compris. Compris que nous étions de merveilleuses compagnes de
voyage l'une pour l'autre, mais en fait à la façon de blocs de
métal solitaires, qui suivent chacun leur trajectoire. Vu de loin,
ça paraît aussi beau qu'une étoile filante ; seulement, dans la
réalité, nous ne sommes que des prisonniers, enfermés dans nos
habitacles de métal respectifs, incapables d'aller où que ce soit.
De temps en temps, les orbites de nos satellites se croisent, et nous
parvenons enfin à nous rencontrer. Nos cœurs réussissent peut-être
même à se toucher. Mais juste un bref un très bref instant. Sitôt
après, nous connaissons de nouveau une solitude absolue. Jusqu'à ce
que nous nous consumions et soyons réduits à néant. »
« Après avoir fait ce rêve,
j'ai pris une grande décision. Le bout de ma pioche industrielle a
enfin tapé sur un amas de roche solide. Toc. J'ai décidé de dire
nettement à Miu ce que je désire. Je ne peux pas demeurer
indéfiniment dans cet état, comme suspendue dans les airs. Ni
continuer à susurrer : "Je suis amoureuse de Miu", tel
un coiffeur sans courage qui creuse des trous à l'arrière de son
jardin. Sinon, je vais me perdre tout à fait. Chaque aube, chaque
crépuscule continuera à m'arracher un petit morceau de moi-même,
jusqu'à ce mon existence se consume entièrement dans le courant du
temps, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de moi. »
« Je lui ai demandé de me
confier ce qui était arrivé. Je l'ai suppliée. "Je veux
tout savoir de toi. Moi je t'ai tout dit de moi, sans rien te
cacher." Mais elle continuait de secouer la tête en silence.
Elle n'avait parlé de cette histoire à personne jusqu'ici. Même
pas à son Mari. Depuis quatorze ans, elle gardait seule ce secret.
[…] Miu m'a alors regardée comme si
elle contemplait un paysage lointain. Quelque chose est apparu dans
ses pupilles, puis de nouveau elle a sombré lentement. "Tu
sais, moi, je n'ai pas de compte à rendre, a-t-elle lancé. Eux, ils
ont des comptes à rendre, mais pas moi"
Je n'ai pas bien compris ce qu'elle
entendait par là. Sincèrement.
Elle a ajouté : "Si je te
raconte cette histoire, nous devrons en porter le poids toutes les
deux. Et j'ignore s'il est juste d'agir ainsi. Si je soulève le
couvercle de la boîte, tu seras peut-être aspirée à l'intérieur
toi aussi. C'est ça que tu veux ? Tu veux vraiment connaître ce que
j'ai tant voulu oublier. Tu n'as pas idée des sacrifices auxquels
j'ai consenti pour y parvenir." »
« Le temps s'inversa, s'enroula,
disparut et se réorganisa. Le monde s'étendait à l'infini, tout en
étant limité. Des images très nettes – seulement des images –
filaient sans bruit à travers des corridors obscurs, comme des
méduses, des âmes errantes. Je décidai de ne pas les regarder. Si
j'accordais à ces formes le moindre signe de reconnaissance, nul
doute qu'elle commenceraient aussitôt à prendre sens. Or le sens
était lié au temporel, et le temporel me forçait à remonter vers
la surface des eaux. Je fermai mon esprit le plus possible, pour
laisser passer ce cortège d'images sans réagir. »
« - Vous dites des choses très
sensées. Un enfant, ça a le cœur pur ; les châtiments corporels,
ce n'est pas bien ; les hommes sont tous égaux ; il faut prendre le
temps de parler pour trouver une solution. Tout ça ne me dérange
pas, mais vous croyez que c'est de cette façon que le monde va
s'améliorer ? Impossible ! Il va empirer, au contraire. Les gens
sont tous égaux ? Je n'ai jamais entendu pareille sottise. Regardez,
sur ce petit archipel qu'est le Japon, il y a cent dix millions de
gens qui se bousculent. Essayez donc de les rendre tous égaux, et ça
sera l'enfer, je vous le garantis. »
« Ce qui restait n'était pas une
présence, mais une absence. La chaleur de la vie avait disparu,
laissant seulement le calme serein du souvenir. Ces cheveux d'un
blanc si pur me faisaient irrésistiblement penser à des os humains
blanchis par le temps. Pendant un instant, je fus incapable d'expirer
l'air que je venais d'inhaler. »
« Je rêve. Il me semble parfois
que c'est la seule chose juste à faire : rêver. Vivre dans le monde
du rêve...comme l'avais écrit Sumire. Mais cela ne dure jamais
longtemps. A un moment ou à un autre vient le réveil. »
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