mercredi 26 septembre 2012

" Les amants du Spoutnik" de Haruki Murakami

K est amoureux de Sumire, mais celle-ci n'a que deux passions : la littérature et Miu, une mystérieuse femme mariée. Au sein de ce triangle amoureux, chaque amant est un satellite autonome et triste, et gravite sur l'orbite de la solitude. Jusqu'au jour où Sumire disparaît... Les Amants du Spoutnik bascule alors dans une atmosphère proprement fantas- tique où l'extrême concision de Murakami cisèle, de façon toujours plus profonde, le mystère insondable de l'amour.
Avec une langue limpide, fluide, presque éthérée, Murakami semble effleurer les choses et les êtres. Jusqu'à ce qu'un incident, un souffle, brouille la surface et nous entraîne vers les profondeurs indéterminées de l'onirisme. 

« - Tu peux aussi penser à des concombres dans un frigo un après-midi d'été. Ce n'est qu'un autre exemple, bien sûr.
- Tu veux dire..., commença Sumire, puis elle marqua une petite pause avant de continuer : ...que quand tu fais l'amour avec une fille, tu penses à des concombres dans un frigo ?
- Pas tout le temps.
- Mais ça t'arrive ?
- Oui. »

« Je mourais d'envie de la prendre dans mes bras. Une violente impulsion de la renverser sur le plancher sans plus de façons m'avait saisi. Mais je savais que cela ne servirait à rien, et ne nous mènerait nulle part. Je respirais par saccades, avec la sensation que, mon champ de vision s'était brusquement rétréci. Ne trouvant plus d'issue par où s'écouler, le temps s'était mis à stagner. Je sentais mon désir enfler, durcir dans mon pantalon, lourd comme une pierre. J'étais empli de trouble et de confusion. Cependant, je parvins à reprendre une contenance. J'emplis mes poumons d'air frais, fermai les yeux et, au coeur de ces incohérentes ténèbres, me mis à compter lentement. Mon excitation était si violente que j'en avais les larmes aux yeux. »

« C'est à ce moment-là que j'ai compris. Compris que nous étions de merveilleuses compagnes de voyage l'une pour l'autre, mais en fait à la façon de blocs de métal solitaires, qui suivent chacun leur trajectoire. Vu de loin, ça paraît aussi beau qu'une étoile filante ; seulement, dans la réalité, nous ne sommes que des prisonniers, enfermés dans nos habitacles de métal respectifs, incapables d'aller où que ce soit. De temps en temps, les orbites de nos satellites se croisent, et nous parvenons enfin à nous rencontrer. Nos cœurs réussissent peut-être même à se toucher. Mais juste un bref un très bref instant. Sitôt après, nous connaissons de nouveau une solitude absolue. Jusqu'à ce que nous nous consumions et soyons réduits à néant. »

« Après avoir fait ce rêve, j'ai pris une grande décision. Le bout de ma pioche industrielle a enfin tapé sur un amas de roche solide. Toc. J'ai décidé de dire nettement à Miu ce que je désire. Je ne peux pas demeurer indéfiniment dans cet état, comme suspendue dans les airs. Ni continuer à susurrer : "Je suis amoureuse de Miu", tel un coiffeur sans courage qui creuse des trous à l'arrière de son jardin. Sinon, je vais me perdre tout à fait. Chaque aube, chaque crépuscule continuera à m'arracher un petit morceau de moi-même, jusqu'à ce mon existence se consume entièrement dans le courant du temps, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de moi. »

« Je lui ai demandé de me confier ce qui était arrivé. Je l'ai suppliée. "Je veux tout savoir de toi. Moi je t'ai tout dit de moi, sans rien te cacher." Mais elle continuait de secouer la tête en silence. Elle n'avait parlé de cette histoire à personne jusqu'ici. Même pas à son Mari. Depuis quatorze ans, elle gardait seule ce secret.
[…] Miu m'a alors regardée comme si elle contemplait un paysage lointain. Quelque chose est apparu dans ses pupilles, puis de nouveau elle a sombré lentement. "Tu sais, moi, je n'ai pas de compte à rendre, a-t-elle lancé. Eux, ils ont des comptes à rendre, mais pas moi"
Je n'ai pas bien compris ce qu'elle entendait par là. Sincèrement.
Elle a ajouté : "Si je te raconte cette histoire, nous devrons en porter le poids toutes les deux. Et j'ignore s'il est juste d'agir ainsi. Si je soulève le couvercle de la boîte, tu seras peut-être aspirée à l'intérieur toi aussi. C'est ça que tu veux ? Tu veux vraiment connaître ce que j'ai tant voulu oublier. Tu n'as pas idée des sacrifices auxquels j'ai consenti pour y parvenir." »

« Le temps s'inversa, s'enroula, disparut et se réorganisa. Le monde s'étendait à l'infini, tout en étant limité. Des images très nettes – seulement des images – filaient sans bruit à travers des corridors obscurs, comme des méduses, des âmes errantes. Je décidai de ne pas les regarder. Si j'accordais à ces formes le moindre signe de reconnaissance, nul doute qu'elle commenceraient aussitôt à prendre sens. Or le sens était lié au temporel, et le temporel me forçait à remonter vers la surface des eaux. Je fermai mon esprit le plus possible, pour laisser passer ce cortège d'images sans réagir. »

« - Vous dites des choses très sensées. Un enfant, ça a le cœur pur ; les châtiments corporels, ce n'est pas bien ; les hommes sont tous égaux ; il faut prendre le temps de parler pour trouver une solution. Tout ça ne me dérange pas, mais vous croyez que c'est de cette façon que le monde va s'améliorer ? Impossible ! Il va empirer, au contraire. Les gens sont tous égaux ? Je n'ai jamais entendu pareille sottise. Regardez, sur ce petit archipel qu'est le Japon, il y a cent dix millions de gens qui se bousculent. Essayez donc de les rendre tous égaux, et ça sera l'enfer, je vous le garantis. »

« Ce qui restait n'était pas une présence, mais une absence. La chaleur de la vie avait disparu, laissant seulement le calme serein du souvenir. Ces cheveux d'un blanc si pur me faisaient irrésistiblement penser à des os humains blanchis par le temps. Pendant un instant, je fus incapable d'expirer l'air que je venais d'inhaler. »

« Je rêve. Il me semble parfois que c'est la seule chose juste à faire : rêver. Vivre dans le monde du rêve...comme l'avais écrit Sumire. Mais cela ne dure jamais longtemps. A un moment ou à un autre vient le réveil. »

mercredi 12 septembre 2012

"Love & Pop" de Ryu Murakami

Love & Pop aborde une forme de prostitution propre au Japon, dont Murakami avait déjà fait le sujet troublant de son film Tokyo Decadence. Par l'intermédiaire des messageries téléphoniques, de jeunes lycéennes acceptent des rendez-vous avec des inconnus pour pouvoir s'acheter des produits de marque. Le roman raconte la journée d'une jeune fille qui, désirant absolument s'offrir une topaze impériale, accepte coup sur coup, deux rendez-vous avec des hommes. Mais les rencontres ne vont pas se passer comme elle l'avait prévu. « La littérature n'a que faire des questions de moralité », dit Murakami, qui a construit son roman à la manière d'une œuvre d'Andy Warhol, en fondant dans la narration des bribes de conversations, d'émissions de radio ou de télévision, des litanies de marques, de titres de films ou de paroles de chansons à la mode. Comme un bruit de fond faisant soudain irruption au premier plan pour saturer le sens de ces rencontres qui ouvrent sur toutes les possibilités de l'humain. Tandis qu'une violence latente se fait de plus en plus pressante et précise. 
 
« Eh bien....alors.
Oui, je prends votre commande.
Euh...alors un super Vanilla Shake.
Un super Vanilla Shake.
Un seul, s'il vous plaît.
Entendu, alors cela vous fait exactement 206 yens. Un instant, s'il vous plaît. Pardon de vous avoir fait attendre, voici votre ticket.
Oui.
Voici votre ticket, cela vous fera très exactement 206 yens. Merci beaucoup.
Un Ice Tea, small size.
Oui, vous le préférez au citron ou au lait ?
Au sirop de gomme seulement.
Oui, entendu. Cela fait 155 yens. Un instant, s'il vous plaît. Voilà, pardon pour l'attente. Oui. Vous me donnez 1000 yens et 5 yens. Je vous rends 850 yens. Merci infiniment. Bienvenue. Oui. Je vous en prie, dès que vous aurez décidé de votre commande, je vous en prie. Bienvenue. »

« J'ai décidé de me procurer cette bague. Les choses que l'ont croit importantes ont tendance à s'effacer si facilement lorsqu'on se lève et regarde la télé, écoute la radio, feuillette un magazine ou parle avec quelqu'un. »

« Quand bien même tomberais-tu à genoux devant moi et me demanderais-tu en versant des larmes de tout oublier, jamais je ne reviendrais vers toi. D'amour, je n'ai plus besoin, l'amour m'a ligotée et je ne peux plus bouger. Ces mots innocents me blessent, les jours sans amour sont des jours de liberté, personne ne me fera de reproches et pourtant, si tu ouvrais maintenant cette porte, je ne sais pas ce que je ferais, peut-être passerais-je à ton côté et m'enfuirais-je, dans de profondes profondes profondes ténèbres, je repense à cet amour : oubliés les nuits sans sommeil et les jours de pluie. Quand elle eut terminé de chanter, Noda Chisa et Kakegawa se serrèrent la main. »

« Je cherche une jeune fille, maximum lycéenne, pour un rendez-vous aujourd'hui, dès maintenant. Je suis célibataire et j'habite à Tokyo, j'ai 29 ans. Je suis un petit gabarit, je mesure 1 mètre 66 mais je suis vraiment très doux avec les femmes, je cherche une fille que je saurai combler en lui laissant prendre l'initiative. Je souhaite si possible une fille pas trop grosse, une vraie vicieuse qui aime baiser. Je suis prêt à étudier toutes les conditions en vue de les satisfaire mais je pense offrir environ 50 000 yens. Si cela convient à une fille, qu'elle me laisse un message. Si c'est une fille qui a un bipeur, qu'elle laisse aussi le numéro de son bipeur. Au revoir.
Enregistré aujourd'hui, à 16heures 41 minutes.
Message suivant, je vous en prie. »

« Hiromi remarqua qu'il ne faisait plus de tseu et que tout en disant "amour, c'est amor", il lui avait pris la main droite avec ses deux mains pour l'introduire dans la poche gauche de son pantalon. La poche était trouée et Uehara ne portait pas de sous-vêtement.
- S'il te plaît, tiens-la comme ça.
Hiromi était stupéfaite, il lui serrait si fort la main qu'elle en avait mal et elle sentait la colère monter en elle mais elle n'eut pas la force de refuser et saisit le membre gonflé d'Uehara. Il était chaud, gros. La sensation dans sa main était étrange.
-Ne t'inquiète pas, j'ai mis un condom, tu te saliras pas les mains. »

« - T'en as de la chance, hein Fuzz ! Elle connaît. Bon, eh bien, Capitain Eo a un sac à dos jaune de chez Baskin posé près de lui et boit un thé au lait chaud, hein ? Ah oui, bien sûr... »

« - C'est pas une chose à faire, ce que tu fais ! Se mettre nue devant un homme que tu ne connais pas. Si quelqu'un l'apprenait, il est probable qu'il te désapprouverait. Car ce quelqu'un, il existe forcément, tout le monde a forcément quelqu'un qui, lorsqu'il est seul, lorsqu'il est triste, pleure tout seul, il y a forcément quelqu'un dans ce genre de circonstances qui...est-ce que tu imagines ce que ça lui ferait d'apprendre que cette femme si importante pour lui, que cette femme est nue en ce moment devant un homme ? Non, toi, tu ne comprends pas, tu penses que personne ne pense à toi en ce moment, maintenant, alors qu'on te touche les seins, que tu es nue, dans un moment pareil, maintenant, il y a quelqu'un que le chagrin accable, quelqu'un de triste à en mourir ! »



"Nuée d'oiseaux blancs" de Yasunari Kawabata

À une cérémonie de thé où il est invité, Kikuji rencontre par hasard la maîtresse de son père (ancien maître dans l'art du thé), qu'il n'avait pas revue depuis la mort de ce dernier.
Ce qui distingue Kawabata, ce sensualiste, c'est d'arriver à envelopper ses personnages d'une sorte de buée légère et tendre tout en gardant au récit une ligne très lisse, très nette, il fait naître d'étranges rapports entre ses amants... Son roman est dominé par le blanc et nous sommes gagnés par cet éblouissement, par cette lumière incomparable, à ce point que nous avons tendance à oublier un fait majeur : le blanc, s'il est au Japon, comme en Occident, le symbole de la pureté, il est aussi la couleur funéraire, et pour bien comprendre Kawabata, il faut sans cesse penser que la vie, et la vie la plus physiquement amoureuse, la plus sensuelle, comporte toujours cet arrière-plan métaphysique le destin mortel de l'homme, jamais nommé et cependant apparent. 

« Il ne devait pas avoir plus de huit ou neuf ans alors : il était arrivé chez elle avec son père, tandis qu'elle était occupée, dans sa chambre, le sein découvert, à couper avec de petits ciseaux les poils drus qui hérissaient ces taches. De vilaines taches violacées et noirâtres, grandes comme une main ouverte, qu'elle avait sur le sein gauche et au-dessous, avec leurs touffes de poils. »

« L'une de ces jeunes filles portait un furoshiki de soie rose avec le motif de sembazuru en blanc. Elle était belle. »

« A chacun de ses gestes, on eût dit une rose rouge s'épanouissant. Autour d'elle, c'était comme le vol de mille petits oiseaux blancs. »

« La volupté qu'il venait de goûter était celle d'un plaisir que l'expérience seule de sa partenaire était capable de lui donner ; et pourtant le jeune homme n'avait à aucun moment ressenti les timidités de son inexpérience. Il avait l'impression de savoir pour la première fois ce qu'était une femme, connaissant désormais ce que c'était que d'être un homme. Kikuji s'étonnait de cette révélation et du complet éveil de sa virilité. »

« La jeune fille baissa les yeux, et Kikuji observa à nouveau son visage : le nez menu et si parfait de forme ; la bouche avec sa lèvre inférieure légèrement débordante. La douceur de ses traits lui rappelait sa mère. »

« Quel poison cette femme ! Son indiscrétion ! Ce sans-gêne ! Et ces façons qu'elle a de disposer de vous ! Kkuji, indigné, ne subissait qu'avec dégoût l'ascendant qu'elle faisait peser sur lui. »

« Il espérait en secret se retremper dans l'atmosphère de la jeune fille, comme s'il pouvait encore y respirer le parfum de Mlle Inamura. »

« Un flot de larmes lui monta aux yeux, et Kikuji s'attendait à la voir sangloter de nouveau, quand tout à coup elle sourit. Non pas du sourire forcé de qui veut rire entre ses larmes. Un véritable sourire d'enfant, candide et doux. »

« Etait-elle en elle-même le féminin originel, ou sa dernière incarnation sur la terre ? Car dans son univers, dans le monde extra-temporel où elle se réfugiait, il était évident qu'elle ne faisait aucune différence entre feu son époux, le père de Kikuji et le fils de ce père. »

« Comme maintenant, derrière ses paupières, tout l'or du ciel du soir était resté ; et dans cet or, il croyait voir, comme maintenant, folâtrer les mille petits oiseaux blancs d'un certain furoshiki rose. »

« Avisant le vase de shino, ou plutôt le mizusashi qui servait à l'arrangement floral, il appuyaa légèrement les mains sur la natte devant cette céramique, afin de la contempler et de l'apprécier comme il est rituel de le faire pour les pièces à thé.
Un délicat éclat de rouge venait comme effleurer sa matière blanche et mate, attirant et chaleureux par lui-même, sans toutefois heurter ni troubler le froid naturel et pur de la faïence. Vers cette surface émouvante, il tendit une main qui voulait toucher. »

« Pour lui-même, donner ou recevoir le pardon ne faisaient qu'un dans son rêve, dans les rêves amoureux où il retrouvait la présence chaleureuse de ce corps de femme, où il ne cessait de vibrer aux ondes voluptueuses et tendres dont il était le dispensateur. Une caressante ivresse dont il goûtait le charme jusque dans l'harmonie composée par la paire des tasses à thé, la noire et la rouge. »

« Mais cette fragile sauvageonne, presque trop délicate pour être arrangée, combien de temps allait-elle tenir ? Kikuji, au fond de soi, ressentait comme une inquiétude de cette extrême fragilité dans la grâce de l'épanouissement. »

« Teinte fanée du rouge à lèvres, tel un pétale flétri de la rose, brunissant tel le sang séché, se disait Kikuji avec une émotion étrange qui lui faisait battre le cœur. Dans le même moment, une sorte de dégoût, un écœurement malsain le soulevait, qui allait jusqu'à la nausée, cependant qu'une espèce de tentation l'attirait irrésistiblement et lui laissait la tête vide, presque jusqu'au vertige. »

« Kikuji, qui s'était attendu à recevoir sur lui le poids de tout son corps, fut stupéfait par tant de légèreté et faillit presque pousser un cri. Brusquement, il se sentit comme envahi par le sentiment troublant de la féminité, l'émoi de cette présence féminine où il retrouvait, malgré soi, la présence même et tous les charmes de Mme Ota. »

« La mort est si près de nous ! C'était ce que lui avait dit Fumiko. Kikuji se sentit cloué au sol quand cette pensée lui revint à l'esprit. »

"Tristesse et beauté" de Yasunari Kawabata

Tristesse et Beauté est le dernier roman qu'écrivit Kawabata et aussi sûrement le plus torturé.
Oki Toshio, écrivain célèbre, entreprend de renouer avec son passé en se rendant à Kyoto pour y écouter, la veille du jour de l'An, les cloches des monastères qui sonnent le passage d'une année à l'autre. Ce faisant, il espère revoir celle qui fut sa maîtresse plus de vingt années auparavant : Otoko, à présent peintre de renom installée à Kyoto. Otoko vit avec Keiko, une jeune fille d'une saisissante beauté, nature ardente et implacable qui s'emploiera à mener à bien une singulière vengeance, dont l'issue tragique rendra à jamais vaine toute tentative d'Oki pour ressusciter le passé...

« Oki se leva et alla devant la glace. Son nœud de cravate était impeccable. De la paume de sa main, il essuya énergiquement son visage en sueur et légèrement gras. Après avoir ainsi violé cette enfant, il ne pouvait supporter la vue de son propre visage. Il vit dans la glace le visage de la jeune fille s'avancer vers lui. Il fut frappé par sa fraicheur et sa poignante beauté. Stupéfait par cette incroyable beauté, Oki se retourna. Otoko posa sa main sur son épaule et, blottissant doucement sa tête contre sa poitrine, lui dit simplement : "Je vous aime." »

« Oki avait trouvé singulier qu'une enfant de seize ans ans appelât "petit garçon" un homme de trente et un ans. »

« - Tes oreilles ont une forme ravissante et il se dégage de ton profil comme une beauté féérique ! Remarqua Oki. »

« "Nous somme en sueur. Nous devrions faire un brin de toilette avant le dîner..., dit Oki, en se frottant le visage de sa main. Keiko, si nous jouions aux dauphins ?
-Ce que vous dites est odieux ! Parler de moi comme si j'étais un dauphin... Tenez-vous absolument à m'humilier ? Jouer aux dauphins !..." »

« Sans se soucier le moins du monde d'être aperçue des clients voisins, Keiko mordit férocement le petit doigt d'Otoko. La douleur saisit Otoko au ventre, mais elle ne retira pas son doigt et ne dit rien. La langue de Keiko jouait avec l'extrémité du petit doigt. » 

« "Comment comptez-vous vous venger de moi, Keiko...? demanda Taichiro, d'une voix sèche.
- Comment je conçois ma vengeance ? Mais si je vous le disais, il n'y aurait plus de vengeance... Peut-être le ferais-je en tombant amoureuse de vous..." Ses yeux prirent une expression lointaine, comme si elle regardait la route qui longe la berge opposée de la rivière "Cela ne vous semble pas amusant ?
- Pas le moins du monde. Ainsi, votre vengeance consisterait à tomber amoureuse de moi...?" »

« Keiko ouvrit les yeux. Des larmes y brillaient lorsqu'elle les leva vers Otoko. »

"La splendeur de Maya" de Krishna Baldev Vaid

L'auteur nous plonge dans une atmosphère particulière, ce ne sont pas à proprement parler des histoires puisqu'il n'y a véritablement ni début, ni fin. 
Un homme est ébloui par une femme... entre rêve et réalité (Sahira) ; un vieil ami vient inopportunément interrompre la vie paisible d'un couple (Mon ennemi mortel)... La seule nouvelle qui semble remarquable est Sahira, les autres étant assez insipides.

« Sahira n'est pas son nom, pas son vrai nom, je ne sais pas si elle a un nom, un vrai nom moins encore.
Je suppose qu'elle n'a pas de nom – l'innommable. Ce n'est pas une supposition, c'est mon désir : je désire qu'elle n'ait pas de nom, qu'elle reste innommée, afin que je puisse la chérir sous tous les noms, la chérir indéfiniment, dans le secret de mon cœur, jusqu'à la fin. […]
Je suppose qu'elle n'a pas de forme. Ce n'est pas une supposition, c'est mon désir : je désire qu'elle soit sans forme, afin de pouvoir la contempler sous toutes les formes, la contempler indéfiniment, jusqu'à la fin. »

« Pourquoi à la racine de tout amour y a-t-il le mensonge ?
Si la mort n'existait pas l'amour n'existerait pas non plus.
Mort, mère de la beauté.
Tout amant véridique est un homme faux.
Cette nuit se fera sable et poussière.
Je t'aime. Dans ce toi, il y a tes jambes, tes doigts, tes entrailles, tes yeux, tes étirements, tes frustrations, tes talons, tes seins, tes faiblesses, tes maladies aussi, et tes cheveux, tes ongles, tes coquetteries aussi, et aussi tes mensonges. T'es-tu jamais demandé lorsque je t'embrassais combien de chacals me rongeaient le cœur, quel silex me perçait la poitrine ?
Tout amant doit avoir un chien noir qui ressemble à un petit poney quand il court.
Tu existes, je n'existes pas.
La laideur, essence de l'amour.
Tous les amants sont des voleurs. Certains des assassins un peu, et certains des saints.
Tu es ma mort.
Tu es la mort de mon moi.
Comment faire pour être l'assassin de ton moi ?
Si la souffrance s'en allait de l'amour que resterait-il ? »

lundi 16 juillet 2012

"Rose rouge et rose blanche" de Eileen Chang


Parfait conformiste, Tong Zhenbao, est un homme qui a appris à dominer ses pulsions et qui sait faire ses choix, entre passion et raison, entre l'ancien et le nouveau, le typiquement chinois et les influences étrangères, pour évoluer au mieux dans une société en mutation et se faire une place au soleil. Sa personnalité est construite autour de plusieurs femmes, qui sont tour à tour ses roses. Le personnage de la mère domine cet ensemble de son ombre tutélaire, discrète mais redoutable. Mais est-ce que la passion contenue par le devoir confine à la folie ?

« Elle était debout, le haut du corps à demi tourné, ses cheveux retombaient de biais en cascade. Son visage au teint orange semblait celui d'une statue de terre cuite passée à la feuille d'or, elle gardait les paupières baissées et l'ombre dense de ses cils posait comme une petite main au haut de ses joues. Comme elle s'était pressée, à son arrivée, elle avait perdu l'une de ses mules et son pied reposait nu, appuyé sur l'autre. Zhenbao eut juste le temps d'apercevoir les traces du talc qu'elle avait au talon ; on avait déjà raccroché – un faux numéro. »

« Il s'assit tout contre elle sur le tabouret du piano, étendit les bras pour l'enlacer et l'attira à lui. Le piano s'interrompit brutalement et elle tourna le visage vers lui, dans un geste qui lui était familier – trop familier. Ils s'embrassèrent. Avec rage, il la renversa sur le clavier du piano, déclenchant, en un fracassant glissando, un tonnerre de notes : voilà au moins qui changeait des baisers qu'elle avait reçus d'autres hommes ? »

« Ce matin-là, encore ensommeillée, elle devait probablement être en train de se coiffer, l'esprit embrumé, quand, les bras levés face à son miroir, elle eut l'impression extraordinaire d'avoir à mobiliser ses forces, comme si, enfermée dans un tube à essai, elle allait tenter de s'élever, de s'étirer pour en ôter le bouchon et s'en extraire, parce que, sans pouvoir tarder plus, il lui fallait bondir du présent vers le futur. L'instant présent était si beau, demain le serait plus encore... Elle tendait les bras par la fenêtre de l'avenir, le vent qui s'y engouffrait lui soufflait dans les cheveux. »

« Si l'homme qui s'exprimait si abondamment sur les ondes était en mesure de savoir à quel moment les auditeurs éteignaient leur poste, ce qu'il ressentait devait être comparable.... Une obstruction brutale, un vide suffocant. Debout sur les marches, il resta un moment face à la rue pluvieuse, un pousse passa qui cherchait une course, et il y monta sans même avoir discuté le prix. »

« Comme les deux vantaux tout blancs, hermétiquement clos, d'une porte, éclairée de part et d'autre par un lumignon, où l'on cogne désespérément dans l'immensité désertique de la nuit, avec la certitude qu'un crime se déroule de l'autre côté : quand la porte s'ouvre et que la voie est libre, il n'y a pas de crime, pas même de maison, et on ne voit devant soi qu'une étendue désolée d'herbes grimpantes, sous de rares étoiles... Et c'est cela le plus effrayant. »

dimanche 15 juillet 2012

"La mort, l'amour et les vagues" de Yasushi Inoué


Trois couples se croisent. Trois couples se cherchent, s'avouent, se dérobent et se quittent. Et la vie, petit à petit, les reprend. Faux-semblants des sentiments (La mort, l'amour et les vagues), illusions perdues (Le jardin de pierres) ou frustrations inavouées (Anniversaire de mariage), trois courts récits regroupés autour du même lieu commun : l'amour ou plutôt la comédie de l'amour. Un regard ironique, bienveillant ou attendri, féroce parfois, pour mieux dévoiler les ombres et les doutes, les troubles cachés de l'homme devant l'amour, la mort et la vie. 

 
« Les lois de la physique veulent qu'un corps inanimé tombe suivant une ligne droite. L'irruption dans la mort avait une précision géométrique ou encore la clarté d'une compétition sportive. »

« Son abondante chevelure bouclée étalée sur le drap, Nami était allongée sans aucune servilité, l'air calme, comme si elle ne ressentait aucune gêne [ ] Lorsque Sugi aperçut la peau blanche de ses beaux seins qui se soulevaient dans la pénombre au rythme de sa respiration, lui qui avait mené une vie d'abstinence se sentit trembler de désir. »

« Tous deux, conscients qu'ils en étaient arrivés à un tournant de leur relation, marchaient sombrement, en silence. Ce jour-là aussi, comme pour tuer le temps, ils avaient emprunté la galerie du temple, face au jardin de pierres. Et ils étaient restés là, une trentaine de minutes, assis, sans échanger le moindre mot, à contempler les pierres savamment disposées sur le magnifique sable blanc. »

« "Oui, tu me déplais." Ces mots étaient sortis de sa bouche tout seuls et il en fut surpris lui-même. »

« Et il repensa à cette nuit, peu de temps avant la disparition de sa femme : une nuit au moins, pendant les cinq années passées dans cet appartement, il avait réchauffé de son amour ardent le corps glacé de Kanako. Réchauffer de sa propre chaleur un corps irremplaçable et attendrissant, qu'était-ce sinon de l'amour ? »

"Lettre d'une inconnue" précédé de "Amok" de Stefan Zweig


Avec les trois nouvelles qui composent ce recueil, Sefan Zweig nous plonge dans l'enfer de la passion, l' enfer au fond duquel se tord, brûlé, mais éclairé par les flammes de l'abîme, l'être essentiel, la vie cachée.
Dans Amok, un jeune médecin raconte comment, dans la jungle malaise, sa vie a basculé en quelques instants, comment une jeune femme jusque-là inconnue a déchaîné en lui l'amour et la folie.
S'en suit Lettre d'une inconnue. Un amour total, passionnel, désintéressé, tapi dans l'ombre, n'attendant rien en retour que de pouvoir le confesser. Une blessure vive, la perte d'un enfant, symbole de cet amour que le temps n'a su ni effacer ni entamer. L'être aimé objet d'une admiration infinie mais lucide. Une déclaration fanatique, fiévreuse, pleine de tendresse et de folie. La voix d'une femme qui se meurt doucement, sans s'apitoyer sur elle-même, tout entière tournée vers celui qu'elle admire plus que tout. La voix d'une femme qui s'est donnée tout entière à un homme, qui jamais ne l'a reconnue.
La ruelle au clair de lune nous entraîne jusqu'au plus profond de l'humiliation où la passion - toujours elle - peut parfois faire tomber l'être humain.

 
« Ouvre-toi, monde souterrain des passions !
Et vous, ombres rêvées, et pourtant ressenties,
Venez coller vos lèvres brûlantes aux miennes,
Boire à mon sang le sang, et le souffle à ma bouche !

Montez de vos ténèbres crépusculaires,
Et n'ayez nulle honte de l'ombre que dessine autour de vous la peine !
L'amoureux de l'amour veut vivre aussi ses maux,
Ce qui fait votre trouble m'attache aussi à vous.

Seule la passion qui trouve son abîme
Sait embraser ton être jusqu'au fond ;
Seul qui se perd entier est donné à lui-même.

Alors prends feu ! Seulement tu t'enflammes,
Tu connaîtras le monde au plus profond de toi !
Car au lieu seul où agit le secret, commence aussi la vie. »

Je veux te révéler toute ma vie, cette vie qui véritablement n'a commencé que du jour où je t'ai connu. Auparavant, ce n'était qu'une chose trouble et confuse, dans laquelle mon souvenir ne se replongeait jamais ; c'était comme une cave où la poussière et les toiles d'araignée recouvraient des objets et des êtres aux vagues contours, et dont mon cœur ne sait plus rien. »

« Jamais, jamais je ne t'accuserai, non ; mais au contraire, toujours je te remercierai, car elle a été pour moi bien riche et bien éclatante de volupté, cette nuit, bien débordante de bonheur. Quand j'ouvrais les yeux dans l'obscurité et que je te sentais à mon côté, je m'étonnais que les étoiles ne fussent pas au-dessus de ma tête, tellement le ciel me semblait proche. »

« Et sur ton bureau se trouvait le vase avec les roses, mes roses, celles que je t'avais envoyées le jour précédent, à l'occasion de ton anniversaire et en souvenir d'une femme que tu ne te rappelais cependant pas, que tu ne reconnaissais pas, même maintenant qu'elle était près de toi, que ta main tenait sa main, que tes lèvres pressaient ses lèvres. »

« Son regard tomba alors sur le vase bleu qui se trouvait devant lui sur son bureau. Il était vide, vide pour la première fois au jour de son anniversaire. Il eut un tressaillement de frayeur. »


"Pays de neige" de Yasunari Kawabata

Dans les montagnes du nord, la neige est, plus qu'un décor, le symbole de la pureté perdue. Elle pétrifie le temps et l'espace, et délimite le champ clos où va se nouer le drame entre Shimamura, un oisif originaire de Tokyo venu dans le pays de Neige pour retrouver Komako, une geisha, et Yôko, une jeune femme rencontrée dans le train. Étrange relation triangulaire où Shimamura pourra croire qu'il a trouvé l'unité qu'il cherche, unité du corps et du cœur, entre les jeux sensuels de Komako et les jeux de regards de Yôko. Pays de neige est une incantation, un chant harmonieux et pur, qui se finit dans le rouge sang de l'incendie. On y retrouve l'art de la peinture des sensations à petites touches pudiques et la musique des sens qui imprègnent l’œuvre de Kawabata, ainsi qu'un dépouillement qui pourrait s'apparenter au Zen s'il n'était pas hanté par le bruit souterrain de la mort. 


« Il y avait une telle beauté dans cette voix qui s'en allait, haute et vibrante, rouler comme un écho sur la neige et dans la nuit ; elle possédait un charme si émouvant, qu'on en avait le cœur pénétré de tristesse. »

« Aussi en vint-il facilement à oublier qu'il contemplait une image reflétée dans une glace, pris peu à peu par le sentiment que ce visage féminin, il le voyait dehors, flottant et comme porté sur le torrent ininterrompu du paysage monstrueux et enténébré. »

« Et Shimamura suivit la lumière qui cheminait lentement sur le visage, sans le troubler. Un froid scintillement perdu dans la distance. Et lorsque son éclat menu vint s'allumer dans la pupille même de la jeune femme, lorsque se superposèrent et se confondirent l'éclat du regard et celui de la lumière piquée dans le lointain, ce fut comme un miracle de beauté s'épanouissant dans l'étrange, avec cet œil illuminé qui paraissait voguer sur l'océan du soir et les vagues rapides des montagnes. »

« Une question était en lui, qu'il lisait aussi nettement que s'il la voyait écrite : qu'y avait-il et qu'allait-il se passer entre la femme dont sa main avait gardé le chaud souvenir et celle dont l'oeil s'était trouvé illuminé par la lointaine lueur montagnarde ? Mais peut-être aussi qu'il ne s'était pas encore lui-même arraché aux magies du nocturne miroir et des charmes du paysage qui jouaient au-dessous... A moins qu'il fallût ne voir là qu'une sorte de vivant symbole de la fuite du temps. »

« Elle esquissa un sourire, tournant vers lui son visage lourdement poudré à la mode des geishas, que presque aussitôt vinrent mouiller les larmes. Sans parler, ils s'en furent vers sa chambre. »

« Les yeux baissés, la jeune femme ne souffla mot. Shimamura, au point où il en était, savait bien qu'il se montrait cynique en faisant, comme cela, l'aveu sans honte des ses exigences de mâle, mais il se disait par ailleurs que la jeune femme devait être suffisamment au fait de ces choses-là pour qu'il n'eût pas à se choquer de son aveu. Il observa son visage, lui trouvant une chaleur sensuelle qu'on pouvait imputer, peut-être, à la longueur de ces cils magnifiquement fournis, que ses yeux mettaient en valeur. »

« - Ce que tu disais l'autre fois, tu sais, ce n'était pas réellement vrai. Sinon qui s'aviserait, en pleine fin d'année, de venir se geler dans un coin pareil ? Non, je ne me suis pas amusé de toi. »

« Le regard de Shimamura s'était porté vers elle, mais d'un geste immédiat, il reposa sa tête sur l'oreiller : ce blanc qui habitait les profondeurs du miroir, c'était la neige, au cœur de laquelle se piquait le carmin brillant des joues de la jeune femme. La beauté de ce contraste était d'une pureté ineffable, d'une intensité à peine soutenable tant elle était aiguisée, vivante. Shimamura se demanda si le soleil était levé, car la neige avait pris soudain un éclat plus brillant encore dans le miroir : on eût dit un incendie de glace. Le noir même des cheveux de la jeune femme, dans le contre-jour, paraissait moins profond, secrètement habité par un jeu d'ombres d'une teinte pourprée. »

« Il lui sembla que les premières notes creusaient un creux dans ses entrailles, y ménageaient un vide où venait retentir, pur et clair, le son du samisen. C'était plus que de l'étonnement chez lui : une stupéfaction qui l'avait presque renversé, assommé comme un coup bien ajusté. Emporté par un sentiment qui confinait à la pure vénération, submergé, noyé presque sous une mer de regrets, attendri, perdant pied, incapable de résister, il n'avait plus qu'à se laisser aller à cette force qui l'emportait, à se livrer sans défense, avec joie, au bon plaisir de Komako. »

« Il retrouva sa liberté de penser à la fin du chant. "Elle m'aime. Cette femme est amoureuse de moi." Mais l'idée le gêna. »

« Elle avait eu le même timbre émouvant et ample, cette voix qui vous pénétrait de tristesse à force de beauté poignante, comme si elle appelait sans espoir quelque passager hors d'atteinte sur un navire au large, le même timbre que dans la nuit et la neige, lorsqu'elle avait appelé du train le chef de poste, à l'arrêt après le tunnel. »

« C'est dans la neige que le fil est filé, et dans la neige qu'il est tissé. C'est la neige qui lave et blanchit l'étoffe. »

"Lila" de Krishna Baldev Vaid

Mieux qu'une histoire d'amour, Lila est l'histoire de l'amour, l'histoire du couple, où chacun aspire à se fondre en l'autre tout en sachant que ce désir même de fusion est la condamnation potentielle du couple. Drame à deux, l'histoire se déroule en trois séquences bien marquées, une première séquence narrative, une seconde constituée par un long dialogue et enfin une séquence descriptive. Ce qui donne son originalité au récit, c'est que le problème obsédant du couple – la différence et la quête de l'indifférencié – est non seulement celui du mystique, tendant sans cesse vers la fusion, mais c'est aussi celui du langage poétique. (Re)trouver le sens des mots, c'est passer du langage de la communication régi par le système de la différence à celui de la poésie régit par les réseaux de l'analogie.

« Certes, elle ne me disait rien, mais j'avais l'impression qu'elle avait envie de me dire d'arrêter mon bavardage et de lui caresser les cheveux, de me noyer dans ses yeux, de la prendre dans mes bras et de la serrer contre moi. »

« Sur cette photo, elle est en train de fumer une cigarette. Elle doit avoir la fumée dans les yeux, et peut-être aussi le soleil. Elle a les yeux plissés comme deux petites bouches coquines, qui lanceraient des baisers dans l'air pour aguicher quelqu'un d'assis en face d'elle. »

« Lila : Tu es rentré ?
Moi : Oui, je suis rentré.
Lila : Comment c'était aujourd'hui ?
Moi : Bien.
Lila : Comme tous les jours ?
Moi : Oui.
Lila : C'est-à-dire pas bien.
Moi : Oui.
Lila : Tu me caches quelque chose.
Moi : Je ne te cache absolument rien.
Lila : Alors raconte.
Moi : Que veux-tu que je te raconte ?
Lila : Tu ne veux pas parler ?
Moi : Non.
Lila : Pourquoi ?
Moi : Tu sais pourquoi. »

« Lila : Jusqu'à la fin, tu continueras à surveiller toutes tes pensées ?
Moi : Jusqu'à la fin, je continuerai à passer au crible toutes mes pensées.
Lila : Jusqu'à la fin, tu comptabiliseras le plus et le moins ?
Moi : Jusqu'à la fin, je continuerai à mettre en doute chaque mot.
Lila : Pourquoi ?
Moi : Pour essayer de changer les mots en leur sens.
Lila : Pourquoi essayer ?
Moi : Je t'ai eue.
Lila : Pourquoi essayer ?
Moi : Cela aussi cessera.
Lila : Quand ?
Moi : Quand j'irai assez loin sur ce chemin, un soir, pour qu'il n'y ait plus de différence entre le mot et le sens. »

« Le lit danse sur des rythmes bleus. Elle est dans le lit, nue, elle sourit, et dort. Dans son sourire, il y a la danse de sa coquetterie. Dans sa coquetterie, la danse de ses yeux. Dans ses yeux il y a la danse du ciel. Dans les miens, la danse des souvenirs. [... ] Son corps balance avec le lit. Au-delà de la douleur et de la crainte. Si loin au-dessus de la terre qu'on ne voit plus la terre ; si près du ciel que le ciel ressemble à la terre. Elle a les yeux mi-clos maintenant, les lèvres entrouvertes, nouveau festival érotique qui éclot sous mes yeux. Ses yeux mutins et ses lèvres mutines sont l'incantation de son corps; comme si la divinité pénétrait à nouveau dans son corps. [... ] Moi, immobile, ailleurs, je contemple. J'ai perdu de vue ma forme, et mes difformités me semblent absurdes. Je ne suis pourtant pas détaché de leur absurdité. Si je l'étais, je me balancerais moi aussi. Avec elle, sur ce lit [... ]j'ai envie de lécher le sel de son corps mutin. Tout à coup, je me souviens qu'elle s'était plainte un jour: "Tu n'as jamais fait don de tes mots à mon corps." »

« Je vois un pont. Comme un arc tendu, comme un ongle cassé, ou comme un mince croissant de lune. Un pont qui relie peut-être deux montagnes. On ne voit pas les montagnes, et le pont semble suspendu en l'air. »

« Je suis planté là comme un cadavre sorti d'une tombe. On ne voit ni pierre tombale ni fleur sur aucune des tombes. Les cimetières sont généralement verdoyants. Arrosés à l'eau de nos larmes. Rafraîchis par nos soupirs. »

"Le fusil de Chasse" de Yasushi Inoué


À travers les lettres de trois femmes — une épouse délaissée, une maîtresse détruite par le péché qui la conduit au suicide et sa fille, habitée par la peine —, Le Fusil de chasse peint le déroulement d'une passion et esquisse la figure équivoque d'un homme mélancolique. Le jeu subtil des points de vue nous confronte à une vérité finalement insaisissable, tant chaque regard, pourtant juste dans sa vision et sa pesée, s'oppose nettement aux autres. Le Fusil de chasse ou les multiples facettes d’un couple maudit. Trois lettres à la première personne forment les trois faisceaux de cette liaison, source de passion, de rupture et de mort. Au centre, omniprésent, l’homme solitaire avec son fusil de chasse. De lettre en lettre, le lecteur découvre les différents aspects de cette tragédie. Dans un style dépouillé, voici comment une banale histoire d'adultère devient sous la plume concise et poétique de Inoue une très belle histoire d'amour. 

« J'avais espéré, et je l'ai tenté, vous écrire une lettre dont la lecture, après coup, vous eût incité à goûter l'agrément du vent, la pipe à la bouche, mais, malgré mes efforts, je ne puis, et j'ai déjà gâché nombre de feuillets. »

« Ma langue est paralysée par le chagrin, par un chagrin qui ne concerne pas seulement Mère, ou vous, ou moi, mais qui embrasse toute chose : le ciel bleu au-dessus de moi, le soleil d'octobre, l'écorce sombres des myrtes, les tiges de bambou balancées par le vent, même l'eau, les pierres et la terre. Tout ce qui dans la nature frappe mon regard se colore de tristesse quand j'essaie de parler. »

« J'ouvris le journal de Mère à la première page et le mot qui frappa tout d'abord mon regard avide ne fut pas celui que j'attendais. Ce fut le mot "péché". Le péché, le péché, le péché ! Il se répétait inlassablement, écrit dans un mouvement si furieux que j'avais peine à croire que j'avais sous les yeux l'écriture de ma mère. »

« La tristesse de la mort de Mère comparée à la désespérance de cet amour envolé vers le ciel me semblait presque dénuée de sens. »

« Quand ton regard tombait sur moi, c'était toujours celui d'un homme qui examine une porcelaine, n'est-ce pas vrai ? Il me fallait donc rester froide et dure, me tenir tranquille dans un coin, comme si j'eusse été moi-même une pièce rare de l'ancienne époque chinoise Kutani. »

« Quelle fut ma douleur lorsque ce haori de soie, orné de chardons brillants, frappa mon regard. »

« La tranquillité de nos citadelles respectives n'a jamais été troublée. Seule l'atmosphère qui régnait chez nous était devenue étrangement orageuse, menaçante, irritante, comme la chaleur dans le désert. »

« Comme si tu entendais ma voix, cette lettre te diras mes pensées, mes sentiments, des choses que tu ignores. »

« Treize ans ont passé depuis lors, mais je garde encore le souvenir ébloui de la magnificence du feuillage et de la façon dont il me fit venir les larmes aux yeux. »

« Comme nous gravissions l'étroit et raide sentier de montagne, tu m'as dit sans raison apparente : "L'amour est un obsession. Il est parfaitement normal d'être obsédé par le besoin d'une tasse de thé. Alors pourquoi n'aurais-je pas le droit d'être obsédé par toi ?" »

« Un jour, tu m'as dit que tout être abritait un serpent dans son corps. »

« Je sentis qu'il me fallait penser à un tas de choses. Non point à des choses sombres, tristes, effrayantes, mais plutôt immenses, vagues, sereines et paisibles. Je fus comme soulevée par un sentiment de ravissement ou, mieux encore, par le sentiment de ma libération. »

« Que cette pensée était ridicule ! "Péché", "péché", "péché", avais-je écrit. Combien ce mot était vide de sens ! Un être qui a vendu son âme au diable est-il nécessairement un diable ? »

« Parmi bien des exemple de cette sorte brillait ce couple de mots : aimer, être aimé. »

« Je reçois le châtiment mérité par une femme qui, incapable de se contenter d'aimer, a cherché à dérober le bonheur d'être aimée. »


lundi 4 juin 2012

"Le Lion" de Joseph Kessel


Avec Le Lion, Kessel nous emmène explorer les étendues sauvages du Kenya et nous fait partir à la rencontre de la faune d'Afrique Orientale encore préservée et la culture des Masaï.
C'est l'histoire de l'amitié folle entre un lion, King, et une enfant, Patricia, racontée par le narrateur qui en est le témoin privilégié.
Au fil des pages, ce narrateur dont on ne connaît pas l'identité, se fait le représentant du lecteur dans le récit. Ce que le lecteur ressent, le narrateur le transcrit.
Ce récit, par ses descriptions, plonge le lecteur dans une ambiance magique, nous apprend à voir la nature et non pas seulement à la regarder. Et c'est parce que nos yeux s'ouvrent enfin qu'on est pris par cette magie, par la beauté des paysages d'Afrique, par l'appel de cet univers si mystérieux pour nous.
L'amitié exceptionnelle qui lie le lion King et Patricia éveillera sans aucun doute de vieux rêves d'enfance enfuis depuis longtemps car qui n'a jamais rêvé de vivre en symbiose avec un fauve ou tout autre animal sauvage ?

« Mais s'il avait croisé, ne fût-ce qu'une fois, dans les grandes plaines arides et dans la brousse ardente quelques Masaï, il ne pouvs les oublier. Il y avait cette démarche princière, paresseuse et cependant ailée, cette façon superbe de porter la tête et la lance et le morceau d'étoffe qui, jeté sur une épaule, drapait et dénudait le corps à la fois. Il y avait cette beauté mystérieuse des hommes noirs venus du Nil en des temps et par des chemins inconnus. »

« King lécha le visage de Patricia et me tendit son mufle que je grattai entre les yeux. Le plus étroit, le plus effilé me sembla, plus que jamais, cligner amicalement. Puis le lion s'étendit sur un flanc et souleva une de ses pattes de devant afin que la petite fille prît contre lui sa place accoutumée.»
« Ensuite, même ces plaintes rauques se turent. Les lionnes s'étaient résignées. Le silence écrasant de midi régna d'un seul coup sur la savane. »

« Une toute petite patte veloutée souleva une de mes paupières. Je trouvai assis au bord de mon oreiller, un singe qui avait la taille d'une noix de coco et portait un loup de satin noir sur le museau. »

« Mais l'aurore surgit d'un seul coup, prompte et glorieuse. La neige du Kilimandjaro devient un doux baiser. La brume se déchira en écharpe de fées, en poudre de diamant. L'eau étincela au fond de l'herbe. Les bêtes commencèrent à composer leur tapisserie vivante au pied de la grande montagne. »

"Le grand Meaulnes" d'Alain Fournier


Lire Le Grand Meaulnes c'est aller à la découverte d'aventures qui exigent d'incessants retours en arrière, comme si l'aiguillon du bonheur devait toujours se refléter dans le miroir troublant et tremblant de l'enfance scruté par le regard fiévreux de l'adolescence. Le merveilleux de ce roman réside dans un secret mouvement de balancier où le temps courtise son abolition, tandis que s'élève la rumeur d'une fête étrange dont la hantise se fait d'autant plus forte que l'existence s'en éloigne irrévocablement.

« Je me rappelle encore cet être singulier et tous les trésors étranges apportés dans ce cartable qu'il s'accrochait au dos. »

« Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant ces jours passés, nous avaient empêchés de rendre garde que mars était venu et que le vent avait molli. Mais le troisième jour après cette aventure, en descendant, le matin, dans la cour, brusquement je compris que c'était le printemps. Une brise délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus le mur ; une pluie silencieuse avait mouillé la nuit les feuilles des pivoines ; la terre remuée du jardin avait un goût puissant, et j'entendais, dans l'arbre voisin de la fenêtre, un oiseau qui essayait d'apprendre la musique... »

« De toute ma vie je n'ai reçu que trois lettres de Meaulnes. Elles sont encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que je les relis la même tristesse de naguère. »

« Alors il évoqua les objets de sa chambre : les candélabres, la grande glace, le vieux luth brisé... Il s'enquérait de tout cela, avec une passion insolite, comme s'il eût voulu se persuader que rien ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait pas une épave capable de prouver qu'ils n'avaient pas rêvé tous les deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des algues. »

« Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'y a qu'à monter dans son grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages ; il n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer. Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a au bord d'un chemin boueux, la maison de Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré avec Yvonne de Galais, qui est sa femme depuis midi. »

"Le coeur innombrable" de Anna de Noailles



Poétesse et romancière du début du 20ème siècle, Anna de Noailles a connu le succès dès la parution de son recueil de poésie Le Cœur innombrable.
Personnage incontournable de la vie parisienne (elle était née princesse Bibesco-Brancovan), cette Roumaine d’origine était l’épouse de Matthieu de Noailles.
Son lyrisme passionné s’exalte dans une œuvre qui développe, d’une manière très personnelle, les grands thèmes de l’amour, de la nature et de la mort.
Elle devint le poète de toute une génération qui trouva dans son style poétique de nouvelles émotions, une fraîcheur sensuelle non dépourvu d’une réelle exigence stylistique.


« Nuits où meurent l’azur, les bruits et les contours,
Où les vives clartés s’éteignent une à une,
Ô nuit, urne profonde où les cendres du jour
Descendent mollement et dansent à la lune.
Jardin d’épais ombrage, abri des corps déments,
Grand cœur en qui tout rêve et tout désir pénètre
Pour le repos charnel ou l’assouvissement,
Nuit pleine des sommeils et des fautes de l’être. »

« Viens dans le bois feuillu, sous la fraîcheur des branches.
O pleureuse irritée et chaude du désir,
La nature infinie et profonde se penche
Sur ceux qui vont s’unir et souffrir de plaisir. »

« Toi qui dans la forêt mouvante
Troubles la sève sous l’écorce,
Et joins, aux heures violentes,
La soumission et la force. »

« Le frivole soleil et la lune pensive
Qui s’enroulent au tronc lisse des peupliers
Refléteront en nous leur âme lasse ou vive
Selon les clairs midis et les soirs familiers. »

« Semblables à des fleurs qui tremblent sur leur tige,
Les désirs ondoyants se balancent au vent,
Et l’âme qui s’en vient soupirant et rêvant
Se sent mourir d’espoir, d’attente et de vertige. »

« Être dans la nature ainsi qu’un arbre humain,
Étendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l’orage,
La sève universelle affluer dans ses mains. »

« Sentir, dans son cœur vif, l’air, le feu et le sang
Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre ;
- S’élever au réel et pencher au mystère,
Être le jour qui monte et l’ombre qui descend. »

« Le vent qui vient mêler ou disjoindre les branches
A de moins brusques bonds
Que le désir qui fait que les êtres se penchent
L’un vers l’autre et s’en vont. »


"Habibi" de Craig Thompson

Ancré dans un paysage épique de déserts, harems et bâtiments industriels, Habibi raconte l'histoire de Dodola et Zam, deux enfants liés par le hasard, puis par un amour grandissant.
Réfugiés dans l'improbable épave d'un bateau échoué en plein désert, ils essaient de survivre dans un monde violent et corrompu. Seule la sagesse des récits narrés par la jeune femme, issus de des Livres sacrés et des traditions orientales, pourra les protéger de l'avidité des hommes.
A la fois contemporain et intemporel, Habibi est une histoire d'amour aux résonances multiples, une parabole sensible et lucide sur le monde moderne et la relation à l'autre.
Avec Habibi, Craig Thompson signe un travail graphique d'une impressionnante sophistication, marqué du sceau du merveilleux.

« La tradition mystique dit que 70 000 voiles de lumières et de ténèbres nous séparent du Créateur. »

« Tel était l'ange qui tenait le compte des heures du jour et de la nuit, et signalait le moment de la prière par son chant et le battement de ses ailes. »

« La gestation du souffre et du mercure dans la matrice de la terre est gouvernée par l'alignement des sept planètes errantes ; et chaque planète est associée à un métal différent et à un carré magique. »

« Boire chacune des lettres. Le plus proche que l'on puisse être d'un texte. Le corps absorbe le message. Les mots prennent chair. »

« Et maintenant que ce futur semblait être arrivé, mon coeur était plus vivant dans cette réalité-là, que mon corps dans celle-ci. Si je laissais échapper cette nouvelle vie, pourrais-je définitivement habiter l'ancienne ? »

« La chaleur attire l'eau des rivières souterraines jusqu'à la surface du sable. Une oasis dans mon désert. Et quand la nuit est humide, la fleur du désert s'épanouit. »

« Abandonne le narratif. Ferme les yeux, mesure ta respiration. »

« Des vagues balayent mon corps de leur houle, le balançant en rythme. »

"La confusion des sentiments" de Stefan Zweig


Au soir de sa vie, un vieux professeur se souvient de l'aventure qui, plus que les honneurs et la réussite de sa carrière, a marqué sa vie.
A dix-neuf ans, il était fasciné par la personnalité d'un de ses maîtres ; l'admiration et la recherche inconsciente d'un Père font alors naître en lui un sentiment mêlé d'idolâtrie, de soumission et d'un amour presque morbide.
Freud a salué la finesse et la vérité avec laquelle Zweig restituait le trouble d'une passion et le malaise qu'elle engendre chez celui qui en est l'objet.
Ce récit bref et profond demeure assurément l'un des chefs-d'oeuvre du grand écrivain autrichien.

« L'univers a grandi et involontairement l'âme se travaille pour l'égaler : elle aussi, elle veut grandir, elle aussi elle veut pénétrer jusqu'aux profondeurs extrêmes du bien et du mal ; elle veut découvrir et conquérir, comme les conquistadors ; elle a besoin d'une nouvelle langue, d'une nouvelle force. Et en une nuit éclosent ceux qui vont parler cette langue : les poètes. »

« Le tumulte effréné de tous les instincts humains célèbre sa brûlante orgie. Ainsi qu'autrefois les bêtes affamées hors de leur prison, ce sont maintenant les passions ivres qui se précipitent, rugissantes et menaçantes, dans l'arène close des pieux. C'est une explosion unique, violente comme celle d'un pétard, une explosion qui dure cinquante ans, un bain de sang, une éjaculation, une sauvagerie sans pareille qui étreint et déchire toute la terre. »

« Car, lorsqu'une passion amoureuse, même très pure, est tournée vers une femme, elle aspire malgré tout inconsciemment à un accomplissement charnel : dans la possession physique, la nature inventive lui présente une forme d'union accomplie ; mais une passion de l'esprit, surgissant entre deux hommes, à quelle réalisation va-t-elle prétendre, elle qui est irréalisable ? »

« Ce fut un baiser comme je n'en ai jamais reçu d'une femme, un baiser sauvage et désespéré comme un cri de mort. Son tremblement convulsif passa en moi. Je frémis, en proie à une double sensation, à la fois étrange et terrible : mon âme s'abandonnait à lui, et pourtant j'étais épouvanté jusqu'au tréfonds de moi-même par la répulsion qu'avait mon corps à se trouver ainsi au contact d'un homme – dans une inquiétante confusion de sentiments qui donnait à cette seconde, que je vivais sans l'avoir voulue, une étourdissante durée. »

"La Vénus d'Ille et autres nouvelles" de Prosper Mérimée


Un fiancé, la veille de ses noces, passe l'anneau destiné a sa future femme au doigt d'une statue de Vénus, et meurt assassiné dans la chambre nuptiale (La Vénus d'Ille). Deux amants, échappés à la surveillance du mari pour une nuit de bonheur dans un hôtel, épient les bruits de la chambre voisine, persuadés qu'un meurtre s'y accomplit (La chambre bleue). Un aristocrate raffiné est subitement pris d'un accès de cruauté bestiale qui justifie peut-être les doutes dont s'entourent sa naissance : se pourrait-il qu'il soit le fils d'un ours (Lokis) ?
Le recueil rassemble les nouvelles fantastiques les plus célèbres de Mérimée. D'un stype abrupt, dérangeantes, violentes parfois – « Quand Mérimée atteint son effet », c'est comme « un coup de couteau », disait Sainte-Beuve – , elles s'imposent, par leur concision, comme des modèles du genre.

« On peut traduire : "Prends garde à celui qui t'aime, défie-toi des amants." Mais dans ce sens, je ne sais si cave amantem serait d'une bonne latinité. En voyant l'expression diabolique de la dame, je croirais plutôt que l'artiste a voulu mettre en garde le spectateur contre cette terrible beauté. Je traduirais donc : "Prends garde à toi si elle t'aime." »

« Les prêtres nous ressemblent à nous autres, pauvres femmes : tout sentiment vif est crime. Il n'y a de permis que de souffrir, encore pourvu qu'il n'y paraisse pas. Adieu, je me reproche ma curiosité comme une mauvaise action, mais c'est toi qui en es la cause. »

« Assurément, l'imagination la plus riche ne peut se représenter de félicité plus complète que celle de deux jeunes amants qui, après une longue attente, se trouvent seuls, loin des jaloux et des curieux, en mesure de se conter à loisir leurs souffrances passées et de savourer les délices d'une parfaite réunion. Mais le diable trouve toujours le moyen de verser sa goutte d'absinthe dans la coupe du bonheur. »

"Le voyage dans le passé" de Stefan Zweig


Louis, un jeune homme pauvre mû par une volonté fanatique, tombe amoureux de la femme de son riche bienfaiteur, mais il doit partir au Mexique pour une mission de confiance. La Grande Guerre éclate. Les retrouvailles du couple n'auront finalement ans plus tard. Leur amour aura-t-il résisté ?
Dans ce texte bouleversant, on retrouve le savoir-faire unique de Zweig, son génie de la psychologie, son art de suggérer par un geste, un regard, les tourments intérieurs, les abîmes de l'inconscient.

« Mon Dieu, comme c'était long, c'était vaste, neuf ans, quatre mille jours, quatre mille nuits, jusqu'à ce jour, jusqu'à cette nuit ! »

« Mais la nuit, seul dans une chambre d'hôtel inconnue, avec uniquement le tic-tac de l'horloge à côté de lui et, au milieu de sa poitrine, un coeur qui battait encore plus violemment, ce sentiment d'apaisement s'estompa. »

« La soudaine explosion des sentiments qu'ils s'étaient avoués, par l'immense puissance de son souffle, avait fait voler en éclats toutes les digues et barrières, toutes les convenances et les précautions. »

« C'était une sorte de veillée nuptiale, suave et sensuelle et à laquelle pourtant se mêlaient aussi obscurément l'angoisse de l'accomplissement, ce frisson mystique qui vous prend, quand, soudain, ce à quoi on a infiniment aspiré devient palpable, s'approche d'un coeur qui n'ose y croire. Non pour le moment, ne penser à rien, ne rien vouloir, ne rien désirer, juste rester ainsi, entraîné vers l'incertain comme vers un rêve, porté par un flux inconnu, percevant à peine son corps, s'en tenant à un désir sans but, ballotté par le destin et en plein accord avec soi-même. Juste rester ainsi, des heures encore, une éternité, dans ce crépuscule prolongé, nimbé de rêves... »

"Lorsque l'amour vous fait signe...suivez-le" de Khalil Gibran


Dès sa plus tendre enfance, le calligraphe Lassaâd Metoui a rencontré l'oeuvre de Khalil Gibran. Il réunit dans un petit livre les plus belles paroles d'amour du grand poète arabe et les met en mouvement.
Parce que l'amour prend la couleur des saisons, à l'automne de l'amour succède le printemps.
Pleines d'optimisme et de sagesse ces merveilleuses variations du discours amoureux sont éternelles.


 

« Aimez-vous les uns les autres, mais ne ligotez pas l'amour avec des cordes. Que l'amour soit une mer houleuse entre les rives de l'âme. »

« La tristesse n'est qu'un mur entre deux jardins. »

« L'amour ne donne rien que de lui-même et ne perd rien que de lui-même. Il ne peut rien posséder et ne peut être posséder. »

« Ton parfum sera mon haleine, et ensemble nous nous réjouirons en toutes saisons. »

"Une page d'amour" d'Emile Zola


Lorsque Hélène Mouret arrive à Paris, son mari est brusquement emporté par une maladie.
Elle se retrouve seule avec sa fille Jeanne, âgée de 12 ans. Elle mène une vie tranquille et bien réglée tout en observant Paris de sa fenêtre. Jeanne accompagne sa mère où qu'elle aille. Cette enfant, d'une santé très fragile, est d'une jalousie maladive à l'égard de sa mère : elle seule peut partager l'amour d'Hélène.
Un jour, alors que l'enfant est atteinte d'une crise de convulsions, Hélène cherche de l'aide auprès de son propriétaire Henri Deberle qui se trouve être médecin. Tous deux tombent inconsciemment sous le charme l'un de l'autre.
Plus qu'une page d'amour, il s'agit de passion, aveuglante voire fatale, de mort donc, de possession, de jouissance,de plaisir plus que de bonheur ou d'amour.
Hélène, guère croyante, choisit d'obéir à la voix de ses sens, de sa passion, plutôt qu'à celle de Dieu.
Résultat: jouissance éphémère et remords perpétuel.. maladie, mort, solitude, tromperie, désenchantement... Le vide après un semblant de plénitude...

« Mais il lui avait saisi les poignets, il l'attirait lentement, comme pour la convaincre tout de suite d'un baiser. L'amour grandi en lui pendant des mois, endormi plus tard par la rupture de leur intimité, éclatait d'autant plus violent, qu'il commençait à oublier Hélène. Tout le sang de son coeur montait à ses joues ; et elle se débattait, en lui voyant cette face ardente, qu'elle reconnaissait et qui l'effrayait. Déjà deux fois il l'avait regardée avec ces regards fous; »

« Cet engourdissement, qui l'avait tenue comme imbécile, se fondait en un flot de vie ardente, dont le ruissellement la brûlait. Elle frissonnait de la volupté qu'elle n'avait point éprouvée. Des souvenirs lui revenaient, ses sens s'éveillaient trop tard, avec un immense désir inassouvi. »

« Au pied du Trocadéro, la ville couleur de plomb semblait morte, sous la tombée lente des derniers brins de neige. C'était, dans l'air devenu immobile, une moucheture pâle sur les fonds sombres, filant avec le balancement insensible et continu. Au-delà des cheminées de la Manutention, dont les tours de brique prenait le ton du vieux cuivre, le glissement sans fin de ces blancheurs s'épaississait, on aurait dit des gazes flottantes, déroulées fil à fil. Pas un soupir ne montait, de cette pluie du rêve, enchantée en l'air, tombant endormie et comme bercée. Les flocons paraissaient ralentir leur vol, à l'approche des toitures ; ils se posaient un à un, sans cesse, par millions, avec tant de silence, que les fleurs qui s'effeuillent font plus de bruit ; et un oubli de la terre et de la vie, une paix souveraine venait de cette multitude en mouvement, dont on n'entendait pas la marche dans l'espace. »

"La Faute de l'abbé Mouret" d'Emile Zola


Serge Mouret est le prêtre d'un pauvre village, quelque part sur les plateaux désolés et brûlés du Midi de la France. Barricadé dans sa petite église, muré dans les certitudes émerveillées de sa foi, assujetti avec ravissement au rituel de sa fonction et aux horaires maniaques que lui impose sa vieille servante, il vit plus en ermite qu'en prêtre. A la suite d'une maladie, suivie d'une amnésie, il découvre dans un grand parc, le Paradou, à la fois l'amour de la femme et la luxuriance du monde. Une seconde naissance, que suivra un nouvel exil loin du jardin d'Eden. Avec cette réécriture naturaliste de la Genèse, avec ce dialogue de l'ombre et du soleil, des forces de vie et des forces de mort, du végétal et du minéral, Zola écrit certainement l'un des livres les plus riches, stylistiquement et symboliquement de sa série des Rougon-Macquart.


« L'arbre a une ombre dont le charme fait mourir...Moi, je mourrais volontiers aussi. Nous coucherions aux bras l'un de l'autre ; nous serions morts, personne ne nous trouverait plus. »

« Il pleuvait là de larges gouttes de soleil. L'astre y triomphait, y prenait la terre nue, la serrait contre l'embrasement de sa poitrine. »

« On y entrait comme dans le cristal d'une source, au milieu d'une limpidité verdâtre, nappe d'argent assoupie sous un reflet de roseaux. Couleurs, parfums, sonorités, frissons, tout restait vague, transparent, innomé, pâmé un bonheur allant jusqu'à l'évanouissement des choses. Une langueur d'alcôve, une lueur de nui d'été mourant sur l'épaule nue d'une amoureuse, un balbutiement d'amour à peine distinct, tombant brusquement à un grand spasme muet, traînaient dans l'immobilité des branches, que pas un souffle n'agitait. Solitude nuptiale, toute peuplée d'êtres embrassés, chambre vide, où l'on sentait quelque part, derrière les rideaux tirés, dans un accouplement ardent, la nature assouvie aux bras du soleil. »

« Oh ! Daigne permettre que je disparaisse, que je m'absorbe dans ton être, que je sois l'eau que tu bois, le pain que tu manges. Tu es ma fin. Depuis que je me suis éveillé au milieu de ce jardin, j'ai marché à toi, j'ai grandi pour toi. Toujours comme but, comme récompense, j'ai vu ta grâce. Tu passais dans le soleil, avec ta chevelure d'or ; tu étais une promesse m'annonçant que tu me ferais connaître, un jour, la nécessité de cette création, de cette terre, de ces arbres, de ces eaux, de ce ciel, dont le mot suprême m'échappe encore... Je t'appartiens, je suis esclave, je t'écouterai, les lèvres sur tes pieds. »