À une cérémonie de thé où il est
invité, Kikuji rencontre par hasard la maîtresse de son père
(ancien maître dans l'art du thé), qu'il n'avait pas revue depuis
la mort de ce dernier.
Ce qui distingue Kawabata, ce
sensualiste, c'est d'arriver à envelopper ses personnages d'une
sorte de buée légère et tendre tout en gardant au récit une ligne
très lisse, très nette, il fait naître d'étranges rapports entre
ses amants... Son roman est dominé par le blanc et nous sommes
gagnés par cet éblouissement, par cette lumière incomparable, à
ce point que nous avons tendance à oublier un fait majeur : le
blanc, s'il est au Japon, comme en Occident, le symbole de la pureté,
il est aussi la couleur funéraire, et pour bien comprendre Kawabata,
il faut sans cesse penser que la vie, et la vie la plus physiquement
amoureuse, la plus sensuelle, comporte toujours cet arrière-plan
métaphysique le destin mortel de l'homme, jamais nommé et cependant
apparent.
« Il ne devait pas avoir plus de
huit ou neuf ans alors : il était arrivé chez elle avec son père,
tandis qu'elle était occupée, dans sa chambre, le sein découvert,
à couper avec de petits ciseaux les poils drus qui hérissaient ces
taches. De vilaines taches violacées et noirâtres, grandes comme
une main ouverte, qu'elle avait sur le sein gauche et au-dessous,
avec leurs touffes de poils. »
« L'une de ces jeunes filles
portait un furoshiki de soie rose avec le motif de sembazuru en
blanc. Elle était belle. »
« A chacun de ses gestes, on eût
dit une rose rouge s'épanouissant. Autour d'elle, c'était comme le
vol de mille petits oiseaux blancs. »
« La volupté qu'il venait de
goûter était celle d'un plaisir que l'expérience seule de sa
partenaire était capable de lui donner ; et pourtant le jeune homme
n'avait à aucun moment ressenti les timidités de son inexpérience.
Il avait l'impression de savoir pour la première fois ce qu'était
une femme, connaissant désormais ce que c'était que d'être un
homme. Kikuji s'étonnait de cette révélation et du complet éveil
de sa virilité. »
« La jeune fille baissa les yeux,
et Kikuji observa à nouveau son visage : le nez menu et si parfait
de forme ; la bouche avec sa lèvre inférieure légèrement
débordante. La douceur de ses traits lui rappelait sa mère. »
« Quel poison cette femme ! Son
indiscrétion ! Ce sans-gêne ! Et ces façons qu'elle a de disposer
de vous ! Kkuji, indigné, ne subissait qu'avec dégoût l'ascendant
qu'elle faisait peser sur lui. »
« Il espérait en secret se
retremper dans l'atmosphère de la jeune fille, comme s'il pouvait
encore y respirer le parfum de Mlle Inamura. »
« Un flot de larmes lui monta aux
yeux, et Kikuji s'attendait à la voir sangloter de nouveau, quand
tout à coup elle sourit. Non pas du sourire forcé de qui veut rire
entre ses larmes. Un véritable sourire d'enfant, candide et doux. »
« Etait-elle en elle-même le
féminin originel, ou sa dernière incarnation sur la terre ? Car
dans son univers, dans le monde extra-temporel où elle se réfugiait,
il était évident qu'elle ne faisait aucune différence entre feu
son époux, le père de Kikuji et le fils de ce père. »
« Comme maintenant, derrière ses
paupières, tout l'or du ciel du soir était resté ; et dans cet or,
il croyait voir, comme maintenant, folâtrer les mille petits oiseaux
blancs d'un certain furoshiki rose. »
« Avisant le vase de shino, ou
plutôt le mizusashi qui servait à l'arrangement floral, il appuyaa
légèrement les mains sur la natte devant cette céramique, afin de
la contempler et de l'apprécier comme il est rituel de le faire pour
les pièces à thé.
Un délicat éclat de rouge venait
comme effleurer sa matière blanche et mate, attirant et chaleureux
par lui-même, sans toutefois heurter ni troubler le froid naturel et
pur de la faïence. Vers cette surface émouvante, il tendit une main
qui voulait toucher. »
« Pour lui-même, donner ou
recevoir le pardon ne faisaient qu'un dans son rêve, dans les rêves
amoureux où il retrouvait la présence chaleureuse de ce corps de
femme, où il ne cessait de vibrer aux ondes voluptueuses et tendres
dont il était le dispensateur. Une caressante ivresse dont il
goûtait le charme jusque dans l'harmonie composée par la paire des
tasses à thé, la noire et la rouge. »
« Mais cette fragile sauvageonne,
presque trop délicate pour être arrangée, combien de temps
allait-elle tenir ? Kikuji, au fond de soi, ressentait comme une
inquiétude de cette extrême fragilité dans la grâce de
l'épanouissement. »
« Teinte fanée du rouge à
lèvres, tel un pétale flétri de la rose, brunissant tel le sang
séché, se disait Kikuji avec une émotion étrange qui lui faisait
battre le cœur. Dans le même moment, une sorte de dégoût, un
écœurement malsain le soulevait, qui allait jusqu'à la nausée,
cependant qu'une espèce de tentation l'attirait irrésistiblement et
lui laissait la tête vide, presque jusqu'au vertige. »
« Kikuji, qui s'était attendu à
recevoir sur lui le poids de tout son corps, fut stupéfait par tant
de légèreté et faillit presque pousser un cri. Brusquement, il se
sentit comme envahi par le sentiment troublant de la féminité,
l'émoi de cette présence féminine où il retrouvait, malgré soi,
la présence même et tous les charmes de Mme Ota. »
« La mort est si près de nous !
C'était ce que lui avait dit Fumiko. Kikuji se sentit cloué au sol
quand cette pensée lui revint à l'esprit. »
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