dimanche 15 juillet 2012

"Pays de neige" de Yasunari Kawabata

Dans les montagnes du nord, la neige est, plus qu'un décor, le symbole de la pureté perdue. Elle pétrifie le temps et l'espace, et délimite le champ clos où va se nouer le drame entre Shimamura, un oisif originaire de Tokyo venu dans le pays de Neige pour retrouver Komako, une geisha, et Yôko, une jeune femme rencontrée dans le train. Étrange relation triangulaire où Shimamura pourra croire qu'il a trouvé l'unité qu'il cherche, unité du corps et du cœur, entre les jeux sensuels de Komako et les jeux de regards de Yôko. Pays de neige est une incantation, un chant harmonieux et pur, qui se finit dans le rouge sang de l'incendie. On y retrouve l'art de la peinture des sensations à petites touches pudiques et la musique des sens qui imprègnent l’œuvre de Kawabata, ainsi qu'un dépouillement qui pourrait s'apparenter au Zen s'il n'était pas hanté par le bruit souterrain de la mort. 


« Il y avait une telle beauté dans cette voix qui s'en allait, haute et vibrante, rouler comme un écho sur la neige et dans la nuit ; elle possédait un charme si émouvant, qu'on en avait le cœur pénétré de tristesse. »

« Aussi en vint-il facilement à oublier qu'il contemplait une image reflétée dans une glace, pris peu à peu par le sentiment que ce visage féminin, il le voyait dehors, flottant et comme porté sur le torrent ininterrompu du paysage monstrueux et enténébré. »

« Et Shimamura suivit la lumière qui cheminait lentement sur le visage, sans le troubler. Un froid scintillement perdu dans la distance. Et lorsque son éclat menu vint s'allumer dans la pupille même de la jeune femme, lorsque se superposèrent et se confondirent l'éclat du regard et celui de la lumière piquée dans le lointain, ce fut comme un miracle de beauté s'épanouissant dans l'étrange, avec cet œil illuminé qui paraissait voguer sur l'océan du soir et les vagues rapides des montagnes. »

« Une question était en lui, qu'il lisait aussi nettement que s'il la voyait écrite : qu'y avait-il et qu'allait-il se passer entre la femme dont sa main avait gardé le chaud souvenir et celle dont l'oeil s'était trouvé illuminé par la lointaine lueur montagnarde ? Mais peut-être aussi qu'il ne s'était pas encore lui-même arraché aux magies du nocturne miroir et des charmes du paysage qui jouaient au-dessous... A moins qu'il fallût ne voir là qu'une sorte de vivant symbole de la fuite du temps. »

« Elle esquissa un sourire, tournant vers lui son visage lourdement poudré à la mode des geishas, que presque aussitôt vinrent mouiller les larmes. Sans parler, ils s'en furent vers sa chambre. »

« Les yeux baissés, la jeune femme ne souffla mot. Shimamura, au point où il en était, savait bien qu'il se montrait cynique en faisant, comme cela, l'aveu sans honte des ses exigences de mâle, mais il se disait par ailleurs que la jeune femme devait être suffisamment au fait de ces choses-là pour qu'il n'eût pas à se choquer de son aveu. Il observa son visage, lui trouvant une chaleur sensuelle qu'on pouvait imputer, peut-être, à la longueur de ces cils magnifiquement fournis, que ses yeux mettaient en valeur. »

« - Ce que tu disais l'autre fois, tu sais, ce n'était pas réellement vrai. Sinon qui s'aviserait, en pleine fin d'année, de venir se geler dans un coin pareil ? Non, je ne me suis pas amusé de toi. »

« Le regard de Shimamura s'était porté vers elle, mais d'un geste immédiat, il reposa sa tête sur l'oreiller : ce blanc qui habitait les profondeurs du miroir, c'était la neige, au cœur de laquelle se piquait le carmin brillant des joues de la jeune femme. La beauté de ce contraste était d'une pureté ineffable, d'une intensité à peine soutenable tant elle était aiguisée, vivante. Shimamura se demanda si le soleil était levé, car la neige avait pris soudain un éclat plus brillant encore dans le miroir : on eût dit un incendie de glace. Le noir même des cheveux de la jeune femme, dans le contre-jour, paraissait moins profond, secrètement habité par un jeu d'ombres d'une teinte pourprée. »

« Il lui sembla que les premières notes creusaient un creux dans ses entrailles, y ménageaient un vide où venait retentir, pur et clair, le son du samisen. C'était plus que de l'étonnement chez lui : une stupéfaction qui l'avait presque renversé, assommé comme un coup bien ajusté. Emporté par un sentiment qui confinait à la pure vénération, submergé, noyé presque sous une mer de regrets, attendri, perdant pied, incapable de résister, il n'avait plus qu'à se laisser aller à cette force qui l'emportait, à se livrer sans défense, avec joie, au bon plaisir de Komako. »

« Il retrouva sa liberté de penser à la fin du chant. "Elle m'aime. Cette femme est amoureuse de moi." Mais l'idée le gêna. »

« Elle avait eu le même timbre émouvant et ample, cette voix qui vous pénétrait de tristesse à force de beauté poignante, comme si elle appelait sans espoir quelque passager hors d'atteinte sur un navire au large, le même timbre que dans la nuit et la neige, lorsqu'elle avait appelé du train le chef de poste, à l'arrêt après le tunnel. »

« C'est dans la neige que le fil est filé, et dans la neige qu'il est tissé. C'est la neige qui lave et blanchit l'étoffe. »

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