lundi 16 juillet 2012

"Rose rouge et rose blanche" de Eileen Chang


Parfait conformiste, Tong Zhenbao, est un homme qui a appris à dominer ses pulsions et qui sait faire ses choix, entre passion et raison, entre l'ancien et le nouveau, le typiquement chinois et les influences étrangères, pour évoluer au mieux dans une société en mutation et se faire une place au soleil. Sa personnalité est construite autour de plusieurs femmes, qui sont tour à tour ses roses. Le personnage de la mère domine cet ensemble de son ombre tutélaire, discrète mais redoutable. Mais est-ce que la passion contenue par le devoir confine à la folie ?

« Elle était debout, le haut du corps à demi tourné, ses cheveux retombaient de biais en cascade. Son visage au teint orange semblait celui d'une statue de terre cuite passée à la feuille d'or, elle gardait les paupières baissées et l'ombre dense de ses cils posait comme une petite main au haut de ses joues. Comme elle s'était pressée, à son arrivée, elle avait perdu l'une de ses mules et son pied reposait nu, appuyé sur l'autre. Zhenbao eut juste le temps d'apercevoir les traces du talc qu'elle avait au talon ; on avait déjà raccroché – un faux numéro. »

« Il s'assit tout contre elle sur le tabouret du piano, étendit les bras pour l'enlacer et l'attira à lui. Le piano s'interrompit brutalement et elle tourna le visage vers lui, dans un geste qui lui était familier – trop familier. Ils s'embrassèrent. Avec rage, il la renversa sur le clavier du piano, déclenchant, en un fracassant glissando, un tonnerre de notes : voilà au moins qui changeait des baisers qu'elle avait reçus d'autres hommes ? »

« Ce matin-là, encore ensommeillée, elle devait probablement être en train de se coiffer, l'esprit embrumé, quand, les bras levés face à son miroir, elle eut l'impression extraordinaire d'avoir à mobiliser ses forces, comme si, enfermée dans un tube à essai, elle allait tenter de s'élever, de s'étirer pour en ôter le bouchon et s'en extraire, parce que, sans pouvoir tarder plus, il lui fallait bondir du présent vers le futur. L'instant présent était si beau, demain le serait plus encore... Elle tendait les bras par la fenêtre de l'avenir, le vent qui s'y engouffrait lui soufflait dans les cheveux. »

« Si l'homme qui s'exprimait si abondamment sur les ondes était en mesure de savoir à quel moment les auditeurs éteignaient leur poste, ce qu'il ressentait devait être comparable.... Une obstruction brutale, un vide suffocant. Debout sur les marches, il resta un moment face à la rue pluvieuse, un pousse passa qui cherchait une course, et il y monta sans même avoir discuté le prix. »

« Comme les deux vantaux tout blancs, hermétiquement clos, d'une porte, éclairée de part et d'autre par un lumignon, où l'on cogne désespérément dans l'immensité désertique de la nuit, avec la certitude qu'un crime se déroule de l'autre côté : quand la porte s'ouvre et que la voie est libre, il n'y a pas de crime, pas même de maison, et on ne voit devant soi qu'une étendue désolée d'herbes grimpantes, sous de rares étoiles... Et c'est cela le plus effrayant. »

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